Accompagnant une sortie en salles en copies numériques restaurées, Malavida propose un Tribute to Derek Jarman décliné en quatre DVD de certains de ses premiers films. Cette édition prestigieuse permet de découvrir ou de redécouvrir la puissance poétique des œuvres de ce créateur inclassable, conjuguant anarchisme, militantisme gay et esprit punk dans une constante recherche formelle. Il apparaît bien difficile aujourd’hui de mesurer son influence tant elle semble vaste. Si le cinéaste Antony Hickling le cite volontiers, certaines œuvres d’artistes aussi différents que Bruce LaBruce, Peter Greenaway ou Tsai Ming-liang, certains clips de David Bowie (illustrant l’album 1. Outside), tant d’autres encore, créent d’étonnantes passerelles entre son travail et celui de ceux qui lui ont succédé.

Chaque DVD est accompagné d’un livret reprenant des photos du films et des textes venant en enrichir la vision : critiques (dont celle d’Alberto Moravia pour Sebastiane), entretiens avec Derek Jarman, témoignages de collaborateurs replacent chaque film dans son contexte et permettent par croisements d’appréhender plus amplement une œuvre riche et protéiforme.

SEBASTIANE (1976) – co-réalisé avec Paul Humfress

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Source d’inspiration des peintres de la Renaissance qui le transforment déjà en représentation homoérotique, le martyre de Saint Sébastien a depuis le XIXe siècle inspiré nombre d’artistes et d’écrivains. Marcel Proust, Oscar Wilde et plus tard Yukio Mishima ou Tennessee Williams (qui donne le prénom Sébastien au personnage disparu de Soudain l’été dernier) ont définitivement élevé le Saint Martyr au rang d’icône homosexuelle. Le film de Derek Jarman s’inscrit donc dans une tradition riche et entretenue, perpétuée depuis par les photographes Pierre et Gilles ou le cinéaste João Pedro Rodrigues.

Exilé sur ordre de Dioclétien, Sébastien (protégé de l’Empereur mais également Chrétien), se retrouve dans une garnison isolée dans un lieu désertique. L’oisiveté règne, les plaisanteries de corps de garde fusent et les quelques hommes présents, en manque de femmes, goûtent aux plaisirs interdits. Un sentiment amoureux mutuel naît entre Sébastien et Severus, le centurion qui dirige le camp. Mais alors que ce dernier aspire à une relation charnelle, le Chrétien lui oppose des sentiments purs et se refuse à lui. Sa fin sera tragique.

L’esthétique dépouillée du film n’en demeure pas moins très marquée formellement. Tourné en 1976, Sebastiane évoque autant Pasolini que certains Fellini, sans oublier celui avec lequel Derek Jarman a débuté, Ken Russel. Les corps dénudés (rappelant ceux des frères Ritter dans les années 30), rasés et brillants sous le soleil composent des tableaux à l’érotisme puissant : scènes de toilette ou de baignade, combats à l’épée ou à mains nues, étreintes viriles. Le lent glissement des liens amoureux de Sébastien et Severus vers une relation sadomasochiste, l’abandon de l’un à la souffrance, la fureur de l’autre le guidant vers la torture, constitue le cœur narratif d’un film par ailleurs très littéraire, les dialogues entièrement en latin lui conférant une identité unique.

Si la dimension politique de Sebastiane associant révolte et homosexualité semble moins évidente aujourd’hui, cette œuvre radicale n’en constitue pas moins le témoignage artistique d’une époque profondément marquée par les luttes homosexuelles. Superbement restauré, porté par la partition de Brian Eno, le premier long métrage de Derek Jarman continue de troubler les sens et les esprits.

JUBILEE (1978)

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Le second long métrage de Jarman naît de rencontres croisées alors que Londres s’apprête à découvrir les Sex Pistols. Décrié par la presse musicale et violemment rejeté par les tenants du mouvement (Vivienne Westwood en tête) Jubilee s’impose peut-être désormais comme le premier manifeste punk. Alors que la Grande-Bretagne, victime de la première crise pétrolière, se débattant avec l’IRA et perdant peu à peu les bénéfices de son Empire Colonial, semble sur le point d’exploser, Jarman y téléporte Elizabeth 1re afin qu’elle assiste impuissante au chaos promis.

La nature contrastée de Jarman, entre conservatisme et marginalité, s’exprime pleinement dans un film dont la joyeuse cacophonie, le bavardage et le libertinage se semblent là que pour masquer une colère lourde et l’impérieux besoin de révolte d’une jeunesse qui n’a plus de raison de croire en quoi que ce soit. Livrée aux promoteurs, Londres se transforme en chantier géant, l’art récupéré par le capitalisme ne veut plus rien dire, le matérialisme a détruit les rêves.

Ainsi, désespéré mais drôle, vociférant et burlesque, nihiliste et parfois violent, Jubilee s’inscrit sans conteste dans le vaste mouvement de rébellion qui a traversé la Grande Bretagne de la fin des années 70. Réunissant à l’écran de jeunes artistes de la scène punk, travaillant avec Siouxsie and the Banshees, à nouveau avec Brian Eno et Lindsay Kemp (qui a chorégraphié la scène d’ouverture de Sebastiane), Jarman filme également le très jeune et craquant Adam Ant à ses tous débuts.

La vraie singularité du film, là où le message politique semble le plus net, tient aussi à sa nature profondément féministe. Libres et dominatrices, ne pratiquant le sexe qu’à leur profit, artistes ou pamphlétaires, les personnages féminins qui peuplent le film jubilent sur les ruines de la société patriarcale. Figures d’une minorité qui se redresse, elles peuvent aller jusqu’à tuer un partenaire sexuel jouissant trop tôt. Presque vingt ans plus tard, les premiers films de Bruce LaBruce aborderont à nouveau cette thématique en montrant que rien n’a changé.

LA TEMPÊTE (1979)

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En adaptant la pièce de Shakespeare sous forme d’un long rêve discontinu, Derek Jarman s’affranchit de tout respect de l’œuvre initiale en s’offrant la plus totale liberté. La forme prend alors le dessus sur l’intrigue, les dialogues fortement amputés venant presque troubler la contemplation de l’image.

La grotte du texte initial se voit transformée en demeure fantasque impossible à dessiner. Mi-palais baroque, mi-étable, la demeure de l’exilé Prospero et de sa fille Miranda semble évoluer au gré des humeurs du cinéaste, chaque pièce existant pour elle et ne semblant en rien reliée aux autres. Souvent recouvert de paille, le sol accueille un mobilier disparate dans de nombreux clairs-obscurs accentuant une théâtralité assumée. Les scènes extérieures balayées par le vent et visuellement traitées en monochromes bleus matérialisent la fameuse tempête déclenchée par Prospero pour que ses ennemis viennent échouer sur l’île.

Au cœur d’un récit cependant facile à suivre, la relation amoureuse entre Miranda et Ferdinand contraste par sa pureté avec la noirceur des liens qui unissent les autres personnages. L’arrivée du jeune prince (sortant des flots totalement nu, seule dimension homoérotique du film) ressemble à une apparition et séduit aussitôt la jeune fille. Jarman revendique la thématique du pardon qui selon lui habite la pièce, l’amour des deux jeunes gens poussant probablement le rude Prospero à pardonner à ceux qui l’ont trahi.

Déjà vue dans Jubilee, Toyah Willcox interprète une princesse joueuse et rebelle à la coiffure et aux robes incroyables. Pas en reste, les autres acteurs servent un film grotesque et mélancolique, désinvolte, torturé et libre.

THE LAST OF ENGLAND (1987)

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Tourné en Super 8 et en vidéo par impératif économique mais aussi en réaction au professionnalisme inhibant de l’industrie cinématographique, The last of England prend la forme d’un poème filmique sombre et rageur faisant le portrait d’une Angleterre plongée dans le chaos en pleine période Thatcher.

Les images sombres en noir et blanc ou monochrome pourpre contrastent avec de rares archives en couleur venant directement de la famille du cinéaste. La destruction du monde telle que Jarman la dépeint s’accompagne d’une voix off récitant un texte écorché oscillant entre naïveté, désespoir et colère. La bande son composée de musique new wave, rock ou classique se voit constamment fracturée par des bruits d’armes ou de coups aux intonations métalliques.

Totalement immersif, The last of England déverse un flot continu de scènes parfois douces mais le plus souvent violentes entrelacées de tableaux fétichistes au gré d’un montage brutal, parfois clipesque, qui ne reprend que rarement son souffle : un jeune homme piétine l’image agrandie d’un corps dénudé avant de s’y frotter, un autre jeune homme s’enlace nu à un militaire, une jeune mariée lacère sa robe, des soldats s’arment et exécutent des condamnés, des constructions en ruine s’effondrent sous les coups de masse…

Une séquence montrant un jeune SDF nu mangeant un chou-fleur résonne étrangement avec la scène de Lee Kang-sheng dévorant un chou chinois dans Les chiens errants de Tsai Ming-liang. Si ce rapprochement ne tient peut-être qu’au hasard, les images de Jarman renvoient constamment à celles d’autres artistes qui, à la marge comme lui, peignent la violence du monde.

La fulgurance formelle et la rage désespérée qui habitent The last of England le parent d’un lyrisme ravageur. Jarman y expérimente un art total et revendicatif, un art de combat qui livre sans cesse « la bataille pour un cinéma qui mûrit, qui exploite les expériences directes de l’auteur comme le font les autres formes d’art, qui se dresse contre les corps constitués et déclare que la base du travail, c’est l’expérience. »

À noter, la présence de celle qui deviendra la muse et l’amie de Jarman, la jeune Tilda Swinton qui a débuté un peu plus tôt avec lui dans Carravagio.

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Tribute to Derek Jarman

Malavida Films.

Sortie de 4 DVD le 21 juin 2017

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A propos de Pierre Guiho

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