Depuis le plébiscite mondial de Parasite en 2019, le cinéma sud-coréen, qui s’était déjà attiré depuis longtemps les faveurs des cinéphiles, a considérablement élargi son audience dans l’hexagone, en atteste le récent succès art et essai de Decision to Leave. Cependant, si ses auteurs majeurs bénéficient de mises en avant solides, les cinéastes moins identifiés connaissent quant à eux, un sort plus aléatoire. C’est le cas de Ryoo Seung-wan, acteur vu chez Park Chan-Wook (Sympathy for Mister Vengeance et Lady Vengeance) et Lee Chang-dong (Oasis), mais également réalisateur de plusieurs longs-métrages quasi systématiquement privés de grands écrans en France. En dépit d’une sortie technique en salles courant 2018, il était néanmoins parvenu à se faire remarquer, avec Battleship Island, un spectacle impressionnant de maîtrise et d’envergure. Après ce prototype séduisant de blockbuster, ambitieux sur le fond et la forme, son nouveau projet était attendu avec une certaine curiosité. Annoncé sur le territoire sud-coréen pour l’été 2020, avant de voir son exploitation reportée d’une année en raison de la pandémie de COVID-19, Escape from Mogadishu a dépassé les trois millions et demi de spectateurs sur ses terres, malgré les restrictions liées à la crise sanitaire en vigueur. Il est disponible un an plus tard en France, dans des conditions nettement plus confidentielles, à savoir exclusivement en vidéo (VOD/DVD/Blu-Ray). Pour la deuxième fois consécutive, Ryoo Seung-wan délocalise l’action hors de Corée et s’intéresse à l’Histoire. Après le Japon et la Seconde Guerre Mondiale, il nous propulse en Somalie en plein cœur de la capitale, Mogadiscio au début des années 90. Tandis que le continent africain est le théâtre d’une hostilité diplomatique entre les deux Corées où l’admission de la Corée du Sud à l’ONU est en jeu, la tension monte entre une population à cran et les autorités au service d’un pouvoir dictatorial. Lorsque la guerre civile éclate dans les rues de la capitale somalienne, les ambassades de Corée du Sud et de Corée du Nord, prises entre les feux des forces gouvernementales et des rebelles, doivent trouver un moyen de s’en sortir. Quitte à laisser leurs différends diplomatiques de côté…

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Passé les cartons inauguraux résumant le contexte historique, Escape from Mogadishu débute dans son prégénérique sur un mode comique empreint de burlesque, aux antipodes du climat de tension succinctement dépeint au préalable. Les connaisseurs pourront y voir une sorte d’improbable préquelle à La Chute du faucon noir, les événements relatés étant légèrement antérieurs au film de Ridley Scott. Les premières séquences alternent entre la révélation de personnages pittoresques, des touches d’humour tantôt lourdingues (le chauffeur de taxi imitant Bruce Lee, très caricatural) tantôt figuratives, nettement plus réjouissantes (ce plan de tortue approchant un tas de mégots) et une immersion réaliste au cœur de la capitale (corruption, arrestation arbitraire, insécurité palpable). Cette volonté de marier les tons s’accorde avec une construction scénaristique ludique, aux accents de film d’espionnage (flashback, coups bas et manœuvres de déstabilisation en sous-main). Une idée accentuée par la profession de l’un de ses héros, un charismatique agent du renseignement coréen vêtu d’un élégant costume blanc et d’une paire de Ray-Ban. Le réalisateur ne se gêne pas pour glisser des piques d’ironie bienvenues à l’encontre des siens, comme lorsqu’un rebelle blessé, est soigné à l’ambassade. Impossible de prévenir la police en raison de l’éventualité d’accusation de complicité, à peine l’idée suggérée, fuse une réponse sans équivoque : « chez nous ont fait passer des innocents pour des communistes ! ». Ryoo Seung-wan se tient sciemment à distance du conflit somalien (les émeutes débutent par des explosions observées au loin), demeure évasif sur ses tenants et aboutissants, pleinement focalisé sur le sort de ses personnages, témoins d’une situation à laquelle ils sont extérieurs. Il épouse le point de vue de ressortissants plongés au cœur d’une lutte violente qui les dépasse, qu’ils préfèrent naïvement minimiser avant de constater son ampleur. Abandonnés par leur hiérarchie, partagés entre l’envie de fuir et le devoir de rester, l’instinct de survie va guider leurs décisions. Cette approche traduit une nouvelle fois la capacité du cinéma sud-coréen à synthétiser des problématiques complexes et les hiérarchiser, afin d’en faire des enjeux de cinéma accessibles et universels, non sans ici laisser pointer un léger bémol. Au profit d’un projet rassembleur et réconciliateur entre les deux Corées, il néglige délibérément sa peinture des camps adverses « annexes » (pouvoir, civils et rebelles somaliens) quitte à les laisser à l’état d’archétypes désincarnés, un comble à l’intérieur d’une œuvre aux aspirations assurément humanistes en rupture avec l’idée de manichéisme.

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Fort d’une durée de deux heures, le long-métrage parvient à faire exister une multitude d’individualités, sans sacrifier la fluidité de son intrigue, en dépit de quelques baisses de rythme constatées au cours de la première moitié. Cependant, si Ryoo Seung-wan n’a pas la maestria de ses plus doués confrères pour mélanger les genres et démultiplier ses intentions, il sait se montrer plus d’une fois particulièrement efficace. En atteste, l’imagerie nocturne aux relents apocalyptiques qu’il déploie dès lors que le chaos s’empare de Mogadishio ou encore une scène de « jeu » avec des enfants soldats, à la fois glaçante et poétique. Escape from Mogadishu se révèle plus proche du registre catastrophe que du pur film de guerre, il reprend un schéma d’évasion à grande échelle déjà en vigueur sur Battleship Island. Haletant, à l’image de cette séquence où les héros arpentent des rues transformées en champ de bataille, les cadavres jonchent le sol tandis que la violence et les tirs guettent à chaque instant, dans un mélange de tristesse et de tension. Inventif visuellement, le réalisateur offre des visions aussi cocasses que puissantes telles que ces véhicules au blindage artisanal à grand renfort de livres, mais aussi de spectaculaires mouvements (ce travelling qui traverse les différentes voitures). Le film pousse crescendo les curseurs d’intensité, dans son dernier tiers dès lors qu’il s’agrémente d’un compte à rebours, nous guidant vers un climax final alerte, où s’additionnent les oppositions (Corée du Nord, Corée du Sud, rebelles somaliens, militaires locaux, forces armées transalpines) devant l’ambassade italienne. Le cinéaste utilise le prisme du divertissement afin de replacer l’humain au-dessus d’un conflit absurde qui déchire son pays depuis plusieurs décennies. Sa belle conclusion, amère et émouvante en témoigne habilement, sans effusion ni démonstration. Comparativement moins épique et spectaculaire dans son ensemble que son prédécesseur, Escape from Mogadishu, demeure un spectacle solide et rondement mené, vif et intelligent, qui confirme les aptitudes et le savoir-faire de son metteur en scène. Les éditions Blu-Ray/DVD s’accompagnent de trois suppléments, un court making-of, un module autour de la poursuite en voiture finale et une bande-annonce.

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