La sortie de ces deux classiques du cinéma mexicain chez Powerhouse Indicator permet de se pencher sur un pan méconnu du cinéma fantastique. Si ces œuvres fondatrices du genre au Mexique témoignent du désir de perpétuer les succès américains de l’époque, elles ne révèlent pas moins une singularité, un vrai regard de cinéaste. Pour mieux comprendre La Llorona (1933) et Phantom of the monastery (1934), il est nécessaire de les recontextualiser au sein de l’Histoire du cinéma fantastique des années 30. Carl Theodor Dreyer a déjà réalisé Vampyr en 1932, soit la même année que The Old Dark House de James Whale, qui poursuivra avec L’homme invisible en 1933. Ce sont des années extrêmement fructueuses pour le cinéma fantastique qui laissèrent d’autres monuments comme les collaborations d’Ernest B. Schoedsack avec Irving Pichel (Les chasses du Compte Zaroff, 1932) et Merian C. Cooper (King Kong, 1933). Enfin parmi les autres génies en activité pendant que Ramón Peón et Fernando de Fuentes s’aventurent dans l’épouvante : Tod Browning, livrant l’immense Freaks en 1932. En 1935, il réalisera La marque du vampire avec Bela Lugosi dans une tradition du fantastique expliqué chère à Ann Radcliffe peut-être comparable à La Llorona et Phantom of the monastery. Contrairement à ces cinéastes précités, Ramón Peón et Fernando de Fuentes ne se spécialiseront dans le genre, s’illustrant tout autant dans le cinéma d’aventures que la comédie chantée, le western ou le mélodrame. Le fantastique n’en est qu’un parmi d’autres pour raconter une histoire, dans une certaine tradition littéraire.

© Powerhouse

La Llorona(1933) de Ramón Peón (1887–1971) revêt une importance historique à plusieurs niveaux. Il s’agit d’abord d’une œuvre charnière qui marque la naissance du cinéma d’horreur au Mexique. Le pays connaissait le genre par le biais des œuvres exportées, y compris parce que parallèlement à la version d’origine, les studios américains en réalisaient des versions espagnoles en vue de l’export. Ce fut notamment le cas pour Dracula avec Lupita Tovar et Carlos Villarías jouant le rôle du Comte, tourné en même temps, à l’heure des vampires, dans les mêmes décors que Browning utilisait le jour. Autre détail non négligeable, il s’agit du premier film parlant de Ramón Peón, revenu d’Hollywood où il était parti apprendre les rudiments du cinéma sonore. Les partis pris formels de La Llorona expriment ce désir de s’affranchir des règles du muet, pas seulement dans la bande son mais dans la gestuelle et le maquillage des acteurs débarrassés des archétypes d’une période qui vit ses derniers feux.

Le film de Ramón Peón inaugure également la première mise en images du mythe hispanique de La Llorona, ce fantôme de femme qui pleure pour avoir tué ses enfants, dont les origines remontent à l’Amérique précolombienne. La mère infanticide est condamnée pour l’éternité à hurler sa douleur, au fil des siècles dans des cris perçants qui effraient la population. Il existe de multiples versions de cette légende et l’adaptation est particulièrement intéressante dans sa structure gigogne, de narration d’une histoire à l’intérieur d’une autre.

Le film débute par la mort d’un homme dans la rue dans le Mexique contemporain, après avoir entendu des pleurs stridents, avant de nous introduire dans un manoir dans lequel une famille aristocratique s’apprête à fêter l’anniversaire d’un petit garçon. Tandis qu’une silhouette mystérieuse rôde dans les appartements le grand-père n’est pas tranquille et évoque la malédiction séculaire qui pèse sur la famille : et le moment fatidique où elle doit encore frapper est tout proche. Ramón Peón avec ses scénaristes Carlos Noriega Hope et Fernando de Fuentes organise sa narration en imbriquant deux autres histoires en flash-back créant ainsi une connexion entre la condition et le sort de deux héroïnes tragiques, soulignant par l’entremise du mythe, une condition féminine maudite. Est d’abord évoqué le destin de cette femme du XVIe siècle, bafouée, ne parvenant pas à faire reconnaître son enfant illégitime auprès d’un amant qui se moque ouvertement d’elle avant de se marier avec une autre. Elle préfère assassiner son enfant et se tuer. Rompant une nouvelle fois la narration contemporaine, une autre histoire sera racontée : trente ans avant, pendant la Conquête espagnole, une femme indienne délaissée par un conquistador devenait folle après qu’on lui a enlevé son bébé et se tuait avant de se métamorphoser en spectre.

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Cette adaptation tient le fil rouge de la douleur, symbolisé par cette permanence du cri plein de beauté et de souffrance et du joug imposé à toutes les époques par les hommes traitant leurs épouses ou leurs maitresses comme des esclaves ou leur chose. Pour mieux souligner la nature immémoriale (et les origines aztèques de la légende) de ce mal, des objets immuables font le lien entre les histoires, un couteau et une pierre qui ont traversé le temps.

Dans La Llorona, la transmission du mal est une fatalité qui installe le malheur de génération en génération. Lorsqu’elle ne passe pas par le surnaturel elle semble se perpétuer par la folie d’une vengeance qui se poursuit à travers les siècles. Aussi policière qu’elle soit, c’est un peu ce que dit la résolution finale. Et malgré cet « arrêt » d’un(e) coupable, les pleurs de La Llorona subsisteront éternellement pour tous les fantômes des femmes bafouées et les futurs destins tragiques de celles qui vivent encore. Si le film résout son mystère de manière réaliste, il n’en élimine pas pour autant l’existence du fantôme et propose quelques scènes d’apparition fascinantes, utilisant des « trucs » visuels totalement magiques proches de la photographie spirite, comme seul le cinéma de l’époque en état capable.

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Réalisé un an après par Fernando de Fuentes scénariste de La Llorona, Phantom of the monastery (1934), par les maquillages de ses acteurs, leur gestuelle et la gestion du cadre tient quant à lui énormément du cinéma muet. Si ses dialogues avaient été remplacés par des intertitres, le film de Fernando de Fuentes aurait sans doute fonctionné de la même manière.

L’argument tient en quelques mots. Le jour déclinant, trois personnages – un couple mal assortit et un ami secrètement amoureux – perdus dans leur promenade, sont contraints de passer la nuit dans un monastère en ruine. A la différence du féminisme de La Llorona l’écriture frise la misogynie avec son unique personnage féminin, vile tentatrice au regard parfois presque diabolique, pressée de tromper son mari, face à des hommes droits, incroyablement fidèles et (presque) capables ne pas céder à leur passion. Il est vrai que l’héroïne subit les vertiges du lieu, dans cette nuit infernale et que comme possédée, elle n’est pas elle-même !

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Phantom of the monastery opère la démarche inverse à La Llorona dans son approche du fantastique. Paradoxalement il s’agit non plus d’un fantastique expliqué par la réalité, mais d’une réalité expliquée par le fantastique ! Là où le Ramón Peón maintenait la pression de l’impalpable jusqu’au bout malgré sa résolution, Fernando de Fuentes installe un climat totalement réel pour ménager une élucidation qui ne l’est pas. Car oui, son titre ne ment pas, il existe bien un fantôme dans le monastère ! Il place le spectateur dans la même position que ses personnages s’accrochant au rationnel malgré tous les événements étranges qu’ils vivent.

Disséminer tous les ingrédients du genre en guise d’exposition (un monastère abandonné dit en ruines, des personnages inquiétants, des réminiscences du gothique) pour mieux nous inciter à ne pas y croire, fuir la magie surnaturelle au profit de la raison, constituent des choix pour le moins atypiques mais pas toujours heureux. A force de négliger la poésie qui aurait pu résulter d’un entre-deux, la monotonie a tendance à s’installer. Le cinéaste nous introduit essentiellement dans le quotidien d’un monastère avec ses rites silencieux et ses quelques discussions avec les moines – aux visages certes inquiétants – et dans celui d’une classique relation triangulaire qui banalise l’intrigue et efface l’extraordinaire. On comprend bien le désir de Fernando de Fuentes de ménager son superbe effet de surprise final mais la normalité n’est pas assez écornée par l’étrange. Le glissement du dernier tiers n’en emporte pas moins le spectateur dans la beauté du conte surnaturel incitant à la relecture de ce que ces yeux n’ont pas su voir. Phantom in the monastery excelle alors en visions fantastiques crépusculaires rappelant Dreyer, de superbes moments de peur peuplés de cadavres qui bougent et de hantises terrifiantes qui font écho à sa ténébreuse séquence d’ouverture où un voyageur aussi rassurant que la mort, accompagné de son chien Shadow, invite le trio à passer le seuil du monastère. Tout n’aura en effet été qu’une vaste hallucination, lors d’une nuit qui loin d’être infernale aura été le siège de querelle de couple et de discussions avec des religieux, avant de s’apercevoir au petit matin que le décor n’est que ruines désertes. A l’image de ce passage de la nudité des murs – indissociable de l’austère vie monacale – au silence d’un tombeau, c’est toute la singularité de ce film que cet agencement des genres, des tons, des humeurs, de nous habituer à la normalité avant d’opérer une surprenante bascule vers l’autre monde.

Suppléments

Commentaires audio des critiques et auteurs Stephen Jones et Kim Newman (2022)

La Llorona

  • ‘La Llorona’: Ghosts of the Past (2021, 17 mins)  : documentaire de Viviana García Besné arrière petite fille du producteur évoquant l’histoire personnelle du film.
  • Transcending Time (2022, 18 mins) : Abraham Castillo Flores, programmateur du Mexico’s Mórbido Film Fest parle du mythe et du film.
  • Lunas y estrellas (2022, 2 mins): compilation d’extraits pour comparer le film restauré et non restauré.
  • Livret de 40 pages avec article de Emily Masincup, un texte sur la légende de la Llorona, un autre de Valeria Villegas Lindvall sur ses nombreuses adaptations, quelques réceptions critiques contemporaines et de l’époque. un témoignage de Peter Conheim sur la restauration du film.

Phantom of the monastery

  • The Devil in the Detail (2022, 18 mins): Abraham Castillo Flores, programmateur du Mexico’s Mórbido Film Fest s’intéresse à l’impact du film sur le cinéma fantastique.
  • Livret de 36 pages avec un texte de Maricruz Castro-Ricalde, un autre du scénariste Juan Bustillo Oro sur le making du film, un compte rendu de production de l’époque, un regard sur la promotion du film à l’époque ainsi qu’un regard de critique contemporaine sur le film,  et des éclairages de Jan-Christopher Horak de la UCLA Film & Television Archive sur la restauration du film.
Edité par Powerhouse film
Le films possède des sous-titres en anglais uniquement.

La Llorona et Phantom of the Monastery sont disponibles à Metaluna

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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