Mario Bava – « Lisa et le diable » (Lisa and the Devil) (Blu-Ray)

De la vie des marionnettes…

Il n’y a qu’une seule conclusion à une vie d’homme et la mort est la seule chose qui vaille la peine d’y penser.

Cette déclaration de Mario Bava pourrait servir d’exergue à Lisa et le Diable tant ce joyau funèbre reste le plus ouvertement autobiographique, le plus révélateur de ses tourments existentiels, un poème nécrophile qui respire à chaque minute la hantise du néant.

Chaque vision de Lisa et Le diable reste déstabilisante ; rarement cinéma fantastique n’aura été aussi peu séducteur et son traitement de la peur aussi peu archétypique tant elle touche à la terreur beaucoup plus profonde de l’homme face à sa propre disparition. Bava illustre la grande force symbolique du fantastique à traduire les méandres de l’âme plus que n’importe quel autre genre. S’affranchissant de toute linéarité ou logique usuelle pour mieux nous plonger dans les soubresauts du rêve, Lisa et le diable est une oeuvre expérimentale dont le soucis d’éclatement narratif la range aux côtés des grands films oniriques dé-structurants que sont L’Heure du loup, La Clepsydre, ou encore Lost Highway. Sa forme poétique vise moins à raconter qu’à plonger dans l’état léthargique d’une ballade somnambule avec l’amour et la mort. Comme si le film était lui même un cadavre soumis à la vermine, il obéit à une narration décomposée qui fait corps avec ses personnages, constamment disloquée, rompue, brisée, contaminée, se relevant pour se briser à nouveau. Si l’intrigue emprunte à la littérature fantastique certains de ses thèmes de prédilection tels que la demeure hantée, l’immortalité de l’amour et l’image de la femme aimée réincarnée dans le visage d’une autre, c’est pour mieux nous désorienter. Car Lisa et le diable célèbre moins l’amour au delà de la mort que la mort au delà de l’amour .

JFMORT

Images de « La jeune fille et la mort » : Bava, Niklaus Manuel Deutsch, Hans Baldung Grien

 

L’aventure de Lisa opère un vertige du miroir : les certitudes s’affaissent une à une, effaçant progressivement le moindre repère tangible auquel se raccrocher, et le spectateur de se perdre dans cet étouffant labyrinthe sensoriel. A nous de savoir décrypter dans cette vision troublée où la brume s’épaissit d’image en image et le sol se dérobe sous nos pieds l’abîme de notre propre existence. Dès lors qu’elle se perd dans la ville devenue déserte comme par magie, en passant de l’autre côté, Lisa est initiée en une nuit au secret de la destinée et erre dans le jardin décomposé de la vie. Raccourci saisissant : dès la naissance l’homme est déjà mort. Le décor antique de Lisa et le diable l’inscrit dans un contexte mythologique et métaphorique immédiat, le plaçant dans l’irréel et l’allégorique.

Passées les premières interrogations (quels sont ces personnages ? poupées ou être vivants ? pourquoi paraissent-ils morts à un instant et vivent-t-ils l’instant d’après ?), il faut se rendre à l’évidence : à la fois multiplié et croisé (comme en témoignent les aiguilles des horloges) l’espace temps est aboli. Lisa et le diable n’est pas une histoire de fantômes sinon celle des spectres que sont les hommes, réduits chaque nuit à jouer et rejouer leur rôle devant l’éternité. L’étrange Carlos dont la mort et la renaissance – en tant qu’humain ou poupée –  ne cessent de se répéter, marque un temps où se jouent simultanément passé, présent et futur. Dans ce carrousel temporel, l’individu est condamné à être et avoir été, la seule certitude restant la décomposition et la corruption du corps. C’est une idée métaphysique d’un nihilisme absolu que celle d’un homme à l’identité interchangeable revivant sa naissance et son agonie à l’infini.
Bava avait déjà abordé ce thème de la victoire de la nature et de l’inanité du destin avec La Baie sanglante, dans lequel l’individu n’était qu’un automate appelé à disparaître, à nourrir la faune environnante.  Ici, plus de dancing abandonné ou de piscine à l’eau croupie : l’enfermement de la condition humaine prend la forme d’un jardin –  avec ses statues fissurées ravagées par la mousse, ses mannequins de cire enveloppés par le lierre – que clôt une grille de fer rouillée. L’homme n’est qu’une marionnette qu’on peut tuer et faire revivre à loisir. Le diable prend la figure d’un dieu manipulateur qui construit des automates, les manipule et décide de leur sort, sans que l’individu n’ait aucune prise sur son destin.

Rien d’étonnant à ce que le titre Lisa et le diable évoque d’emblée la vision d’une danse macabre, puisqu’elle s’inscrit dans une thématique de la beauté éphémère qui dialogue avec la vieillesse et les cendres, et de la victoire des os comme miroir tendu à la jeunesse, qui trouve ses origines dans la mythologie grecque et que l’on retrouve dans bon nombre de fresques médiévales et plus encore dans les « jeune fille et la mort » de la Renaissance. La visite qui ouvre le film avec sa fresque murale ressemble d’abord à un simple détail puis se révèle être une véritable clé : la figure des vivants entraînés par la mort (le diable, la mort et dieu ne faisant qu’un pour Bava) est un des leit motiv visuels de Lisa et le diable, du défilé nocturne sur le pont, devant le vitrail lors de la cérémonie funèbre jusqu’à l’ultime repas, avec le même meneur, le même maître de cérémonie. Dans cette représentation cynique, de mannequins emperruqués, pauvres clowns ou pantins désarticulés, on ne peut s’empêcher de penser aux carnavals morbides de James Ensor dans lequel le rire fait écho au rictus de l’agonie.

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L’empire de la dualité dans Lisa et le diable, ne se limite pas à un axe temporel ou coexistent le début et la fin. En effet, les contraires et les extrêmes sont mis face à face à travers la figure récurrente du double. Chaque être de chair et de sang possède son « moi » de cire modelable, malléable. Pour le maître des marionnettes, une tête fracassée sera un visage à réparer. Bava brouille les pistes au point qu’il soit souvent difficile de distinguer l’homme de son imitation.
A l’instar du Persona de Bergman, Lisa et Elena sont deux facettes de la même femme : Eros et Thanatos, la jeunesse et la mort, la beauté et la putréfaction, le mariage et les funérailles – l’éternité en une seule image : un squelette en robe de mariée avec des vers dans le gâteau nuptial. La fameuse scène nécrophile fait alors office d’acmé symbolique : dans ce curieux ménage à trois, en ayant pour compagnon de couche le squelette de son double Elena, Lisa entrevoit le visage de la mort, de SA mort. Lisa violée par Maximilien n’est elle même qu’un corps inerte ; en cet orgasme ultime qu’est l’amour avec la Mort c’est elle-même qui dort à ses côtés.

Réflexion désespérée sur le sens de la vie déguisée en conte horrifique, Lisa et le Diable est au cinéma ce que Les Fleurs du mal est à la littérature : une œuvre au romantisme exacerbé qui puise sa beauté dans la mort et la putréfaction.

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On sait à quel point Lisa et Le Diable est un film maudit – et longtemps resté invisible – dans la filmographie de Bava. Alfredo Leone plus soucieux de gagner de l’argent que de respecter l’artiste, profitant du succès de L’Exorciste, imposera le remontage intégral du film, demandant à Bava de tourner des scènes d’exorcisme additionnelles. Ce sera La Maison de l’exorcisme, d’autant plus pénible qu’il ne ressemble à rien, mais passionnant pour tout ce qu’il signifie pour un réalisateur, contraint de mutiler son bébé en ajoutant des séquences aux limites de la parodie. Après une série de copies dvd dignes d’une VHS, Lisa et le Diable retrouve enfin avec Arrow toute la beauté de ses couleurs. Certes la définition n’est pas toujours parfaite, mais il semble difficile de faire mieux. Tel quel, ce chef d’oeuvre resplendit enfin de toute sa beauté macabre. Comme toujours chez Arrow, une foule de suppléments dont La maison de l’Exorcisme.  Tim Lucas, spécialiste de Mario Bava nous gratifie d’un passionnant commentaire audio sur Lisa et Le diable. On se demande presque comment Alfredo Leone ose encore intervenir sur le film, avec son commentaire audio sur La maison de l’exorcisme (accompagné par Elke Sommer), mais bon, après tout il s’agit de son film et non plus de celui de Bava. Une discussion autour de la gestation des deux films a pour intervenants Lamberto Bava (assistant sur le film), le scénariste Roberto Natale, ainsi qu’Alberto Pezzota biographe de Bava. Pour les érotomanes on trouvera également les fameuses scènes coupées mettant en scène de manière plus explicite les ébats de Sylva Koscina et Gabriele Tinti, le mystère planant encore sur leur paternité ou non. Enfin, Arrow n’oublie pas le plaisir du papier glacé avec un superbe livret écrit par Stephen Thrower et plein d’images d’archives et de posters. Nous sommes comblés par cette édition, totalement indispensable.

 Lisa et le diable (Mario Bava, Italie, 1975)  combo DVD-BR édité par Arrow Video. HD (1080 p) . Sous-titres anglais disponibles.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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