En 1984, soit quelques années seulement après Phantom Of The Paradise de Brian de Palma et S.O.B. de Blake Edwards, quasiment en même temps que La Femme Publique d’Andrzej Zulawski et onze ans avant Showgirls de Paul Verhoeven, Larry Cohen signait avec Special Effects un film aussi maîtrisé que ceux de ses confrères, mais aussi et surtout l’un des plus amers jamais réalisés sur les sujets du show-business et du cinéma.

Un film-choc enfin disponible en France et en Blu-Ray. 

Christopher Neville, réalisateur hollywoodien tombé en disgrâce, se filme en train d’assassiner une jeune actrice prénommée Mary Jean. La police soupçonnant Keefe, époux de cette dernière, Neville prend contact avec lui et lui annonce son intention de réaliser un long-métrage sur le meurtre de sa femme… 

Réalisé par le maître de l’horreur et de la SF satiriques Larry Cohen – créateur de la série Les Envahisseurs, scénariste de Maniac Cop et Phone Game mais surtout metteur en scène des subversifs The Stuff (histoire d’un yaourt aux propriétés zombifiantes), Épouvante sur New York (portant sur un ptérodactyle lâché sur New York) Meurtres sous contrôle (God Told Me To) (dans lequel un anti-messie pousse des civils new-yorkais au meurtre en invoquant la volonté de Dieu) ou encore Le Monstre est vivant (pouvant être vu comme une relecture et suite spirituelle de Rosemary’s Baby) – Special Effects frappe en premier lieu par la violence avec laquelle son propos nous est exposé. Il est ainsi particulièrement choquant de découvrir aujourd’hui cette oeuvre ultra-graphique, constellée de trouvailles visuelles et de références hitchcockiennes et présentant avec la plus grande acuité, dans une atmosphère souvent irrespirable – le tout plus de trente ans avant l’éclatement de l’affaire Harvey Weinstein – tous les travers de l’industrie hollywoodienne.

Special Effects (Capture d’écran © Le Chat Qui Fume)

Oscillant entre le caractère intimiste d’un Zulawski – où l’artiste-assassin cherche sa rédemption dans l’art – et celui, plus politique, d’un Verhoeven ou d’un De Palma – où l’on ne brosse pas tant le portrait d’un homme que celui de tout un système corrompu par essence – le film emprunte aussi plusieurs fois à l’esthétique horrifique afin d’illustrer au mieux la dimension morbide et mortifère du septième art. L’intrigue trouve ainsi son point de départ dans un snuff-movie autobiographique que son auteur (rappelant à cet égard Le Voyeur de Michael Powell) décide de parachever en le fictionnalisant, et ce bien que cela exige de tourner des scènes supplémentaires et donc de remplacer sa victime par une nouvelle actrice chargée de lui redonner vie (ces deux rôles étant incarnés par la regrettée Zoë Lund, connue pour sa collaboration avec Abel Ferrara)… 

Difficile alors, devant une telle représentation de la figure du double (la défunte – blonde – et sa remplaçante – brune – se disputant la possibilité d’exister aux yeux du monde) et une telle déconstruction/reconstruction fantasmatique du réel par le médium filmique – le tout pourvu d’un titre si conceptuel et programmatique (« effets spéciaux ») – de ne pas songer, en plus des films mentionnés plus haut, à Vertigo (1958), Body Double (1984, soit la même année que Special Effects) ou Blow Out (1981). 

Special Effects (Capture d’écran © Le Chat Qui Fume)

Prétexte idéal à l’abord de ces thèmes, la réalisation de son nouveau film par Chris Neville donne ainsi lieu à une mise en abyme vertigineuse, source pour le public comme pour les personnages d’une perte progressive de repères (à tel point qu’il devient vite compliqué pour le spectateur de savoir s’il regarde deux ou trois films en même temps). Keefe, le veuf de Mary Jean, ne tarde ainsi pas à prendre l’actrice jouant sa femme pour son épouse disparue, cette illusion – soutenue par Neville et aidée par la perte de sens des réalités de ladite actrice – devenant elle-même le catalyseur d’une escalade de folie collective, vers un but uniquement connu du metteur en scène (cette phrase fonctionnant aussi bien pour Chris Neville que pour Larry Cohen). Special Effects exploite ainsi sans retenue les notions de réalisateur-marionnettiste et d’image-simulacre, que ce soit à travers la personnalité sadique et manipulatrice de Neville ou par sa représentation du pouvoir hypnotique des images. Ces dernières parviennent en effet, durant tout le film, à piéger toute personne acceptant ne serait-ce qu’une seconde de rêver : rêver d’obtenir un rôle, de faire carrière, de retrouver son amour perdu – nouvelle déclinaison d’un mythe hitchcockien – de devenir quelqu’un d’autre ou même de ressusciter les morts, sont ici autant de désirs se révélant fatals à l’ensemble des personnages. 

Ce péril est notamment incarné au moyen de miroirs, visibles tout au long du métrage et renforçant l’idée que toute chose, ou personne, peut s’avérer double, tout en illustrant les idées de désordre mental et de basculement dans un autre monde. Ainsi, lorsque Mary Jean se rend chez Neville, espérant obtenir un rôle dans son prochain film, la première chose que l’on constate est la présence de miroirs multipliant sa silhouette jusqu’au moment où, comprenant que ces glaces dissimulent un secret, la jeune femme paye de sa vie la découverte de la vérité et obtient, passant symboliquement « de l’autre côté du miroir », ce qu’elle était venue chercher. D’écran de fumée, l’image se fait alors mirage, lorsque Neville promet à Keefe de réhabiliter Mary Jean en la représentant, dans son film, telle qu’elle était réellement – et non telle que le monde aurait pu l’imaginer au regard de ses choix de vie et d’apparence – avant de devenir la coquille vide encapsulant le plus irréalisable, et pourtant le plus cinématographique des rêves : le retour de l’être perdu, quitte à ce que celui-ci soit vidé de sa substance afin de correspondre pour toujours aux désirs de l’autre… 

Plongée plus-vraie-que-nature au coeur d’un univers nauséabond, peuplé de psychotiques – majoritairement masculins – et de leurs victimes – qu’il s’agisse d’épouses, d’actrices ou d’autres hommes, du moment que l’avantage de force revient au bourreau – Special Effects s’impose, près de quarante ans après sa sortie, comme un grand film-méta, une oeuvre profondément politique et un thriller étouffant dont il est difficile de sortir indemne.

Disponible en Blu-Ray chez Le Chat Qui Fume.

BONUS :

  • Souvenirs de Christophe Lemaire
  • Film annonce

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