Ivan Passer – « Silver Bears » (1978)

Nom peu connu mais réalisateur important de la nouvelle vague tchécoslovaque qui émergea au début des années 60, Ivan Passer a débuté aux côtés du cinéaste le plus célèbre du mouvement, Miloš Forman. Il fut notamment son assistant sur L’As de Pique (1963) et Les Amours d’une blonde (1965) puis son coscénariste à trois reprises. Il passe à la réalisation en 1965 avec Éclairage Intime avant de s’exiler aux États-Unis suite au Printemps de Prague en 1968 et aux bouleversements politiques qui s’opèrent en Europe de l’Est. Il signe quatre longs-métrages au cours de la décennie 70, dont Born To Win avec George Segal et Law and Disorder, mais c’est en 1981 que sort son film le plus reconnu, Cutter’s Way (La Blessure). Jean-Baptiste Thoret propose de découvrir via la collection Make My Day, son métrage réalisé trois ans plus tôt, Silver Bears (bêtement titré Banco à Las Vegas à l’époque, l’intrigue ne se déroulant pas plus de cinq minutes dans la « Sin City ») totalement inédit en haute-définition et longtemps disparu des radars. Co-production américano-britannique réunissant Michael Caine, Cybill Shepherd, Louis Jourdan, Martin Balsam et Stéphane Audran, pour une comédie d’arnaque située dans le monde de la finance. Adapté d’un roman de l’écrivain canadien Paul Erdman (traduit dans l’hexagone L’Argent n’a pas d’odeur), le scénario est signé Peter Stone, à qui l’on doit les scripts de certains Stanley Donen mais aussi celui des Pirates du métro de Joseph Sargent. Joe Fiore (Martin Balsam), chef d’une organisation mafieuse de Las Vegas, confie à son « homme d’affaires » Doc Fletcher (Michael Caine), auquel il a adjoint son incompétent de fils Albert (Jay Leno), de blanchir ses profits en investissant dans une « nouvelle banque » suisse. À son arrivée, Doc a la fâcheuse surprise de découvrir que son complice le prince di Siracusa (Louis Jourdan) n’a acheté qu’un miteux local en guise de siège bancaire. Le prince suggère alors à Doc d’investir dans la mine d’argent que détient la famille Firdausi en Iran. Ce dernier met au point un ingénieux système lui permettant de magouiller lucrativement sur le marché mondial de l’argent…

(Capture d’écran DVD Silver Bears © Studio Canal)

Divertissement rythmé et élégant, soutenu par des dialogues savoureux, une mise en scène aussi discrète qu’intelligente et une distribution de classe, Silver Bears ne manque pas d’arguments pour emporter rapidement l’adhésion. Paradoxalement, ce charme quasi immédiat, repose moins sur une recherche d’efficacité directe, qu’une capacité à constamment déjouer les attentes afin de donner une résonance et une consistance à des détails faussement futiles dont l’apparence première constitue le plus souvent un leurre. L’ouverture nocturne composée de plans succincts dévoilant les enseignes clinquantes des casinos de Las Vegas, trouve un écho nouveau quelques minutes plus tard lorsque l’on découvre en même temps que les héros, l’abondance de banques dispersées dans la ville de Lugago. Cette deuxième séquence, outre le fait de se dérouler de jour, se distingue par un contrechamps observant les réactions ahuries des personnages. L’effet de répétition et le découpage créent un effet comique amusant, tandis que la mise en parallèle des deux décors vient nourrir implicitement un premier sous-texte. Les établissement bancaires sont introduits tels que les façades propres, d’entreprises vulgaires et dénuées de vertus. Cette façon de désamorcer une idée reçue que le film feint brièvement d’entretenir, s’accorde parfaitement avec un script riche en rebondissements maniant parfaitement la « double détente ». Cela dès l’introduction nous présentant un groupe de mafieux en costumes chics à l’intérieur d’un luxueux bâtiment, prêts à se dévêtir et se disperser dans un jacuzzi quelques secondes plus tard à la faveur d’un cut discret, pour tenir leur réunion secrète. L’objet de cette entrevue permet autant d’établir les enjeux qu’introniser le futur protagoniste du récit avant qu’il n’entre en scène. Le contraste est palpable entre sa description première et son apparition physique. Ainsi, le long-métrage se construit sur des annonces et promesses qu’il se plaît à contrarier, dopant alors le suspens et le plaisir du spectateur. Ivan Passer se révèle à la fois habile quand il s’agit d’harmoniser entre eux plusieurs registres comiques (allant du bon mot au gag purement visuel) mais aussi donner une épaisseur à chacun de ses personnages, complexifier des profils qui, en d’autres mains, pourraient en rester au rang d’archétypes. En résulte une réjouissante absence de temps morts, mise au service d’une intrigue bancaire aux tenants et aboutissants intrinsèquement sophistiqués, rendue parfaitement fluide dans son exécution.

(Capture d’écran DVD Silver Bears © Studio Canal)

Cependant, la sensation de facilité avec laquelle se dénouent les enjeux et obstacles, constitue un autre trompe l’œil, derrière ses allures de divertissement sans conséquence, se trouve un film plus grave dans ce qu’il dévoile. Derrière la satire, Silver Bears se fait l’observation d’un monde financier en mutation, dont les règles en vigueur ne servent qu’à être détournées (blanchiment d’argent, paradis fiscaux,…), les nouvelles richesses exploitées, avec pour unique objectif, le profit maximal. Il anticipe les dérives d’une société dégénérescente à l’aune des années 80, assoiffée par l’appât du gain, reléguant morale et éthique au rang de vulgaires concepts désuets. Dans la préface de Jean-Baptiste Thoret, disponible en supplément, ce dernier nous apprend d’ailleurs que le métrage est régulièrement recommandé sur les sites de finances. La réalité brutale que dépeint Ivan Passer détonne avec la douceur de ses images (belle photographie signée Anthony Richmond, à l’œuvre sur Ne Vous retournez pas et L’Homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg) et sa tonalité résolument euphorisante. Néanmoins, au sein de ce jeu de poker menteur permanent, une intrigue se détache progressivement du règne des apparences faisant jusqu’à présent loi, il s’agit de l’histoire d’amour naissante entre Doc Fletcher et Debbie. Une relation qui débute dans le mensonge, avant de se laisser gagner par la sincérité. Face au flegme à la fois charmeur et sérieux de Michael Caine, on découvre le potentiel comique insoupçonné de Cybill Shepherd, un talent qui sera exploité la décennie suivante pour la série Clair de lune avec Bruce Willis. Superbe découverte que cette comédie extrêmement plaisante, surprenante et en fin de compte épatante. Seul supplément (si l’on excepte la préface), un entretien en compagnie du réalisateur, lequel fait preuve d’une franchise totale en annonçant d’entrée qu’il ne souhaitait pas réaliser ce film avant de s’en expliquer. Occupé sur un projet qu’il ne parvenait à monter (Rappolo and son), il refusa notamment Croix de fer finalement mis en scène par Sam Peckinpah entre temps, il accepta Silver Bears, dans le but premier de parvenir à concrétiser son autre long-métrage dans la foulée. Il n’hésite pas à se limiter à un rôle de faiseur, avouant n’être que peu intéressé par un scénario de thriller financier qu’il a, par ses choix, détourné vers un registre plus léger.

(Capture d’écran DVD Silver Bears © Studio Canal)

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A propos de Vincent Nicolet

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