Gianfranco Rosi – « Fuocoammare »

A partir d’un fait de société très actuel, Gianfranco Rosi déroute le spectateur à partir d’un brillant dispositif qui occulte l’analyse pour privilégier une puissante réflexion sur notre rapport au monde et aux images. Un art de la dialectique qui transcende le fait de société en questionnement métaphysique et qui inscrit la production d’images au cœur du cinéma dans ce qu’il a de plus complexe : le langage.

Dans l’euphorie médiatique qui s’est emparée de la problématique des migrants, Fuocoammare n’offre rien qui ne permette « d’en savoir plus« . Le drame humanitaire qui se joue autour de l’île de Lampedusa a déjà connu son lot d’images tragiques. Pour l’image, la mort est peut-être ce point aveugle qui n’en appelle plus d’autres. Après elle, toutes autres images ne seraient que le reflet d’une spéculation morbide : offrir des détails, capitaliser du chiffre, dramatiser à outrance un triste fait. A ce titre, on peut évoquer les images des camps de concentration, diffusées, rediffusées, parfois exclusives ou inédites : si ce n’est dire ce que l’on sait déjà, que nous apportent-elles? Elles voudraient être à la hauteur de l’horreur. Mais ne s’annulent-elles pas entre elles jusqu’à l’indifférence du spectateur? Chez le spectateur, il y a, bien entendu, cette volonté de savoir pour comprendre. Mais peut-être que les images ont un pouvoir finalement limité, qu’elles échouent face à l’innommable et à l’inacceptable.
Au risque de la frustration d’un spectateur qui veut toujours « savoir plus », cette idée d’une image qui ne peut en dire plus hante Fuocoammare. Mieux que de dresser cet amère constat, Fuocoammare est une magnifique réponse à cette limite imposée. Le film de Gianfranco Rosi ne nous dit rien de plus sur un drame dont les faits sont déjà connus : il préfère en reformuler les principaux enjeux. Il ne sera pas question « d’en savoir plus » mais peut-être « de savoir différemment », de changer de question et d’angle. Dans Fuocoammare, les faits sont transcendés  par un rigoureux dispositif qui privilégie le langage des images aux images elles-mêmes. Sa place dans les salles de cinéma semble alors toute désignée.

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Le film propose, selon la logique du montage parallèle, de suivre le quotidien des différentes équipes qui gèrent le flux migratoire et celui d’un enfant de l’île de Lampedusa. Ce dispositif permet de tisser des liens complexes entre ces deux univers. Il serait dommage de n’y voir qu’une opposition simpliste entre le bonheur de l’un et le malheur des autres :  un rigoureux mécanisme d’échos et de répétitions permet au réalisateur non pas de cumuler de l’information mais d’entamer une puissante réflexion métaphysique sur la violence et la mort. Contre une idée figée et souvent manichéenne du monde, Gianfranco Rosi, dans un mouvement dialectique qui fait dialoguer l’individu et le groupe, propose une vision complexe du monde, des hommes qui l’habitent et des évènements qui l’animent. Malgré son silence et une apparente absence de point de vue, Gianfranco Rosi n’est jamais absent de Fuocoammare : sa réflexion sourde à travers un montage qui choisit non pas de fustiger la cruauté de la situation mais de réfléchir à la cruauté en l’homme, de penser l’inégalité comme une injustice atavique et insoluble. A travers ces questions métaphysiques, c’est la polysémie du monde qui nous est révélée : un monde qui ne peut se satisfaire d’une vision univoque. Le titre du film lui-même renvoie à des évènements bien différents.

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Cette brillante réflexion sur le sens de ce qui agite le monde – une violence fondatrice, l’inégalité comme principe et fondement – est une tentative salutaire pour lui rendre une lisibilité, au delà de la partialité du point de vue et d’une fallacieuse simplicité : une tentative ne peut faire l’économie d’une réflexion – tout aussi importante – sur les images. Beauté plastique à couper le souffle, longue durée du métrage et inhabituel format 1.85 : Fuocoammare est une œuvre habitée par une envie permanente de cinéma. A travers son montage, qui s’accapare les mécanismes de l’analyse dialectique, mais aussi en interrogeant le spectateur sur sa capacité non pas à voir mais à comprendre les images. Dissimulée, se jouant des faux-semblants, la réflexion du réalisateur se niche non pas dans l’image mais dans le rapport complexe qu’elles entretiennent entre elles. C’est bien le langage de l’image qui est en jeu, un système complexe qui trouve dans les complications oculaires de l’un des personnages une réponse magnifique : le spectateur est souvent victime d’un œil paresseux. Pour bien voir tout ce qui se joue sous ses yeux, il lui faut impérativement utiliser les deux : Fuocoammare voudrait forcer l’œil du spectateur pour « forcer son cerveau ». Fuocoammare est un film qui invite à garder les deux yeux ouverts : à la fois sur les faits et au-delà des faits.

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