Rétrospective Carlo Lizzani –  » San Babila, un crime inutile »

Les polars bis des années 70 prennent pour contexte la situation politique et sociale de l’Italie de l’époque, plongée dans une spirale de violence de plus en plus malsaine et chaotique : révolte des ouvriers, émergence des brigades rouges, paranoïa galopante vis-à-vis des groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche, orientation révolutionnaire des mouvements étudiants, délires sécuritaires de la flicaille, enlèvements, séquestrations, attentats… Ce sont les années de plomb. Le climat social, loin d’être clément, reflète l’esprit tordu et décadent de ce pur cinéma d’exploitation à la limite du mauvais goût réalisé alors par des artisans en vogue comme Umberto Lenzi, Stelvio Massi ou Fernando di Leo.

Pourtant l’un des premiers italiens à s’être intéressé au genre est un auteur issu du néo-réalisme, le méconnu Carlo Lizzani. Ce dernier, dès le milieu des années 60, a compris l’intérêt d’utiliser le style cher à Rossellini dont il fut assistant réalisateur sur Allemagne année zéro pour mettre en scène des séries noires politisées. Les succès de Lutring réveille toi et mœurs (1966) et Bandits à Milan (1968), tous deux produits par Dino De Laurentis marquent les premiers jalons du polar rital.

San babila s’éloigne aussi du cinéma d’exploitation pour retrouver la rage et l’intelligence d’un certain cinéma engagé de gauche, tout en évitant le dogmatisme et la démagogie. Plus qu’un polar, il s’agit davantage d’un drame social observant minutieusement, les exactions d’un petit groupe néo-fasciste sur une journée avant que l’inéluctable crime gratuit n’éclate.

Le récit se déroule en 1976 dans le quartier San Babila, sorte de point de rencontre de tous les petits fachos en herbe. On suit un groupe de quatre jeunes perpétuant des méfaits à l’encontre de ce qu’ils sont censés détestés : ils bousillent les mobylettes des étudiants, agressent les filles et les rouges, provoquent les passants avec des godemichets, dessinent des croix gammées sur les vitrines de boutiques tenues par des juifs… Bref tout une série d’actes ignobles et gratuits à la portée politique réduite, reflétant avant tout un manque d’éducation profond, voir même un désamour, lié à leur vide existentiel.

Parmi eux, deux petits bourgeois, issus de bonnes familles, Franco et Miki, sont en rébellion avant tout contre leur mère. Le prolétaire du groupe, Alfredo, cherche à travers l’idéologie d’extrême droite une valorisation sociale. Quant à Fabrizzio, il incarne l’hypocrite du groupe, présent par opportunisme, n’hésitant pas à servir d’indic pour les flics ou à collaborer avec un journaliste de gauche tant que ça peut rapporter un peu d’argent facile. L’analyse psychologique et sociétale est parfois rudimentaire mais elle n’en est pas moins efficace et juste.

Même si le film est clairement orienté à gauche, dénonçant les agissements de quelques petits nazillons, il est surtout le portrait glaçant d’une jeunesse perdue, sans repère dans un système hypocrite où la police se fait complice de cette série de méfaits sans intervenir. Sauf bien sûr quand elle y trouve son compte.

Copyright (c) Les films du Camélia

Rappelant à certains moments le très crapoteux Le dernier train de la nuit, San Babila ne partage pas avec l’excellent opus d’Aldo Lado, le goût morbide et déviant pour l’étalage de violences graphiques, créant un malaise insoutenable. Carlo Lizzani traite sérieusement son sujet en évitant de sombrer dans une complaisance qui nuirait au projet.
La mise en scène épurée, dans un style sobre et distancié, s’écarte aussi de certains clichés issus du cinéma vérité à commencer par un filmage à l’épaule et un montage agressif. Lizzani reste attaché à une grammaire cinématographique classique mais non moins brillante, captant l’atmosphère chaotique régnant à Rome et particulièrement dans le quartier San Babila. La force de son 0propos tient à cette dimension topographique, particulièrement crédible, mais aussi au fait d’avoir employé uniquement des comédiens inconnus, donnant un cachet saisissant au film.
Seule Brigitte Skay dans le rôle d’une jeune fille écervelée possède déjà une petite carrière derrière elle, surtout connue des amateurs pour son rôle (dénudé) dans La baie sanglante.
Elle détonne d’ailleurs, sorte de contrepoint humoristique un peu déstabilisant. Elle est tellement idiote qu’on a l’impression qu’elle surgit d’une comédie sexy italienne, décrédibilisant très partiellement la portée de cette tragédie, refusant l’empathie par honnêteté intellectuelle. Sans pour autant diaboliser une jeunesse attirée par des concepts faciles et une idéologie bien rance.

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Le passé de documentariste du cinéaste le place à la bonne distance, ni trop près, ni trop loin de ses personnages, pauvres pantins manipulés malgré eux par le système.
La longue séquence finale impressionne par son sens du découpage, du montage, des cadrages. Le splendide – travelling au ras du sol lors du fameux crime inutile – démontre aussi la capacité de l’auteur du formidable western Requiescant, son soucis de la forme sans jamais étaler sa virtuosité.

San babila un crime inutile demeure encore par les thèmes abordés, une œuvre salutaire et profondément d’actualité, pointant avec subtilité, les dérives de comportements de nos semblables, capables du meilleur mais aussi du pire. Un triste constat.

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A propos de Emmanuel Le Gagne

1 comment

  1. Merci pour cet article passionnant sur les polars bis italiens des années 70 et en particulier sur « San Babila » de Carlo Lizzani. Il est intéressant de voir comment ce cinéma reflète la situation politique et sociale de l’époque en Italie, avec un contexte marqué par la violence et le chaos.

    Le choix de Lizzani de s’éloigner du cinéma d’exploitation et de privilégier un style néo-réaliste permet de traiter sérieusement le sujet, tout en évitant la complaisance et les clichés. Sa mise en scène épurée et sobre, ainsi que l’utilisation de comédiens inconnus, ajoutent à la crédibilité et à la force du film.

    « San Babila » semble être un portrait glaçant d’une jeunesse perdue et manipulée par un système hypocrite, sans pour autant diaboliser cette génération. Il est important de se rappeler et d’analyser ce genre de films, car ils nous offrent un regard éclairant sur les enjeux et les défis auxquels la société était confrontée à cette époque.

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