Michelangelo Antonioni – « L’Avventura » (1960) – Première partie

Romance modernissime : la Solitude, sans phare.
(Première partie)

Le Distributeur Théâtre du Temple propose à partir d’aujourd’hui une ressortie en salles de L’Avventura, restauré en 4K.
Dans le présent texte, qui constitue la première partie de notre présentation d’ensemble du film, nous parlerons du contexte – genèse et réception, de l’impact de l’oeuvre. Dans une seconde partie, nous entrerons au cœur de celle-ci et proposerons quelques remarques analytiques sur sa forme et sur les thèmes qui y sont abordés.

Quand il sort L’Avventura, en 1960, Michelangelo Antonioni a déjà plusieurs courts métrages documentaires et cinq longs métrages de fiction à son actif, le premier d’entre ceux-ci ayant été réalisé dix ans auparavant. Avec ce film, il entame ce qui sera considéré comme un triptyque. L’un des noms les plus fameux donnés à celui-ci est la « trilogie de l’incommunicabilité ». Les deux autres films sont La Nuit (1961) et L’Éclipse (1962). Leur est parfois associé Le Désert rouge (1964) – une tétralogie est alors évoquée.

Monica Vitti fait ses véritables débuts avec L’Avventura. C’est Antonioni qui l’a révélée. L’actrice et le cinéaste se sont rencontrés sur le tournage du Cri. Elle est alors chargée de doubler Dorian Gray, pseudonyme de l’actrice italienne Maria Luisa Mangini. Elle devient la compagne du metteur en scène de 1957 à 1967.

L’Avventura : sept Romains – dont la plupart appartiennent à la classe aisée – partent en croisière dans la mer Tyrrhénienne, aux alentours des îles Éoliennes, au nord de la Sicile. Parmi eux, Anna (Léa Massari), son fiancé Sandro (Gabriele Ferzetti), et son amie Claudia (Monica Vitti).
Après qu’ils ont accosté sur l’île de Lisca Bianca, Anna disparaît brutalement. Les recherches commencent sur cette île et quelques autres qui n’en sont pas très loin, et se poursuivent en Sicile. Elles restent vaines.
En l’absence d’Anna, une idylle naît entre Claudia et Sandro…

© Théâtre du Temple

L’écrivain et critique italien Morando Morandini écrit au moment de la sortie du film : « Quel est le thème central de L’Avventura ? L’instabilité des sentiments. D’abord à travers le couple Anna-Sandro, puis à travers le couple Claudia-Sandro, Antonioni enregistre cette maladie des sentiments qui est une des caractéristiques principales de notre époque, de la société bourgeoise : l’érotisme conçu comme une réduction [diminuito] de la notion d’amour ». Pour Morandini, avec L’Avventura, Antonioni « repropose » le « thème » déjà présent dans son film précédent, Le Cri : celui de « l’amour comme tourment, impossibilité, incommunicabilité : un symbole du difficile métier de vivre » (1).
En fait, le critique utilise des déclarations faites par le cinéaste au Festival de Cannes où le film est présenté : « En regardant les hommes et les femmes autour de moi, j’ai constaté l’instabilité et la fragilité de leurs rapports. Aujourd’hui, nous vivons dans une période d’instabilité extrême ; instabilité politique, morale, sociale, et même physique, là où le physique devient en quelque sorte métaphysique » (2).

Lors de sa projection, le 15 mai 1960, le film est sifflé par le public. La trame narrative se résume à peu de choses. L’incident concernant Anna, qui pourrait être tragique – certains protagonistes évoquent sa possible mort par noyade -, les recherches et les enquêtes menées par la Police – y a-t-il eu enlèvement, crime ? – sont mises au second plan, au profit d’une idylle qui pourrait paraître, à première vue, insignifiante, banale. Le cinéaste a d’ailleurs décrit son film comme un « film policier à l’envers » [giallo alla rovescia], montrant par là même combien l’horizon d’attente pouvait s’être révélé inatteignable pour le spectateur. Les repères étant renversés, les codes subvertis, celui qui cherchera le jaune restera dans le noir.

Monica Vitti a témoigné : « La projection de L’Avventura à Cannes a été dramatique. Dès le début, dès le générique, le public ricanait. Il riait des choses les plus graves… ces scènes si difficiles à tourner auxquelles on croyait tant. Et comme ça pendant tout le film (…) En sortant de la salle, je pleurai comme une enfant (…) Nous avions tous cru en ce film et tout s’effondrait [andava nel vuoto], avec tous ces gens qui riaient, dans cette salle mondaine » (3).

On comprendra mieux la déception de Monica Vitti et les mots qu’elle utilise si l’on sait que le tournage fut effectivement extrêmement difficile. Le début de celui-ci fut remis à plusieurs reprises et commença finalement cinq mois après la première date envisagée. Les prises de vues dans les îles Éoliennes devaient durer 3 semaines. Elles s’étaleront sur neuf semaines. La disponibilité tardive du yacht sur lequel les protagonistes font leur croisière créa des problèmes. D’autres problèmes concernèrent l’approvisionnement difficile en électricité aux abords de l’île Lisca Bianca et sur elle, mais également les mauvaises conditions atmosphériques. Incapable de faire face aux dépenses en constantes augmentations, la société de production créée par Gino Rossi pour aider à la réalisation de L’Avventura, l’Imera Film, fit faillite. Des techniciens se mirent en grève, suivis par d’autres personnes jouant un rôle plus ou moins direct dans le tournage – marins, fournisseurs… Celui-ci fut mis en péril. Il ne put être relancé que lorsque et parce qu’Antonioni réussit à obtenir l’appui d’une nouvelle société de production, Cino del Duca, et du producteur Amato Paznnasilico (4).

© Théâtre du Temple

À la suite de la projection cannoise houleuse de L’Avventura, une lettre de soutien est publiée, datée du 16 mai : « Conscients de l’importance exceptionnelle du film de Michelangelo Antonioni : « L’Avventura », et révoltés par les manifestations d’hostilité qu’il suscite, les professionnels et critiques dont les noms suivent tiennent à exprimer toute leur admiration à l’auteur de ce film. Certains d’être suivis par ceux qui partagent cet enthousiasme, ils les engagent à faire connaître leur adhésion ».
Parmi la trentaine de signataires, on compte Georges Sadoul, Janine et André Bazin, Anatole Dauman, Alain Cuny, Maurice Ronet, mais aussi Alice Sapritch.  En tête de liste, il y a Roberto Rossellini. Sa présence est hautement significative. Celui qui est considéré par beaucoup comme le père du Néo-Réalisme – dans ses dimensions à la fois documentariste et spiritualiste – cautionne l’un des pères du cinéma dit « Moderne ». Difficile de ne pas voir le lien qui unit L’Avventura avec ces monuments sur la solitude existentielle que sont Stromboli (1949) et Voyage en Italie (1954). À noter, également, la volonté de Rossellini, dans les années cinquante, et, plus didactiquement à partir des années soixante-dix, de souligner la « crise » que traverse le monde occidental et qui menace son existence même. En 1965, il écrit : « (…) l‘aspect peut-être le plus dramatique de la civilisation actuelle est représenté par le fait que l’amélioration des conditions de vie, qui est la conséquence des conquêtes de la science et de la technique, au lieu de garantir le bonheur et la santé morale, suscite le doute, le mal être, le désarroi : il y a dans l’air la sensation que notre civilisation est menacée [provvisoria], intérieurement désorientée » (5).

Puisqu’est mentionné ici Stromboli, précisons ou rappelons que le projet initial d’Antonioni s’intitulait L’IsolaL’île. Dans ce sujet qui a finalement donné lieu à la réalisation de L’Avventura, le cinéaste mêlait un événement dont il avait eu connaissance dans un passé relativement éloigné, la disparition mystérieuse d’une jeune romaine, et l’expérience d’une croisière réalisée en été 1957 aux abords des îles Pontines, avec Monica Vitti, durant laquelle le souvenir de cette disparue a re-surgi en lui. Dans la monographie qu’il a consacrée à L’Avventura, en 2010, Federico Vitella s’est intéressé de près à ce document jusqu’alors inédit et l’a mis en rapport avec le scénario co-écrit par Antonioni, Elio Bartolini et Tonino Guerra, et avec le film tel qu’on le connaît (6). Dans ce sujet, le protagoniste masculin, Roberto – qui deviendra Sandro à l’écran -, est décrit comme un homme qui « ne croit en rien », « pas même en lui-même ». Roberto ne peut se décider à se marier avec Anita – Anna, à l’écran – qu’il aime pourtant, car une profonde « incertitude » l’étreint. Et celle-ci est « la même totale incertitude qui obscurcit le monde » (7).

(À suivre)

Notes :

1) « L’avventura di Antonioni », La Notte, 19-20 ottobre 1960 [La Notte est un quotidien milanais à grand tirage].
2) Cf. Aldo Tassone, Antonioni, Paris, Flammarion, 1995, p.184 [Première édition : I film di Michelangelo Antonioni, Roma, Gremese, 1985].
3) « L’Avventura – Monica Vitti parle du Festival de Cannes de 1960 » (interview filmée), YouTube (publication des Éditions Montparnasse), 16 mai 2011.
https://www.youtube.com/watch?v=YC2deYP2tsU
4) Sur ces points, on pourra se reporter, entre autres, à l’ouvrage et au texte suivants :
* Federico Vitella, Michelangelo Antonioni – L’avventura, Lindau, Torino, 2010, pp.109-123.
* Federico Vitella, « Comment Michelangelo Antonioni a réalisé L’avventura. La genèse du film, telle que la révèlent les documents de production », 1895, n°66, 2012, pp.74-91. Texte en ligne sur le site de la revue 1895 : https://journals.openedition.org/1895/4461
5) In « Difendere la speranza che è dentro di noi», Il Giornale d’Italia, 6-7 marzo 1965 [Notre traduction]. Rossellini s’est beaucoup exprimé sur le sujet, mais il développe abondamment ses idées dans un ouvrage, malheureusement non traduit en français, intitulé : Utopia – Autopsia – 10 alla decima, Editori Armando Armando, Roma, 1974.
6)
Federico Vitella, Michelangelo Antonioni – L’avventura, op.cit.,pp. 69 à 80, et pp.93-108.
7) Cité par Federico Vitella à la page 74 de son ouvrage sur L’Avventura

 

 

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