Jean Renoir – « La Règle du Jeu » (1939, reprise)

Reprise en salle ce 16 avril –

Texte publié la première fois le 4 septembre 2011

Il ne faut sans doute pas griller toute les cartouches de sa vie de cinéphile trop rapidement, sous prétexte de prétention à l’historicisation esthétique, car le meilleur de l’art est peut-être fait avant tout d’une matière continuellement vivante qui ne se borne pas au musée. Mais avec La rêgle du jeu, preuve en est aussi paradoxalement que certains chefs d’œuvre « officiels » méritent bien leur étiquette, car le film de Jean Renoir demeure bel et bien un éternel sommet du cinéma français, une borne qui, accompagnée du Corbeau de Clouzot quelques années plus tard paraît, relativement à la première moitié du siècle, relativement indépassable.
La Règle du jeu d’ailleurs est un film qui semble aujourd’hui appartenir à tout le monde : c’est en substance ce que les bonus de l’édition proposée par Montparnasse semblent vouloir nous indiquer, offrant ainsi les lectures de plusieurs artistes du cinéma et de penseurs divers, ainsi que celle de son auteur même, légèrement distancée et pourtant passionnée, peut-être jusqu’au ressouvenir de certains évènements qui sont plus de l’ordre de la légende. Il y a un contraste d’ailleurs entre ce que dit Renoir de son film (qu’il ne remonta jamais lui-même) et ses éternels commentateurs…
Si le métrage offre l’illusion bluffante d’assister à une expérience totale de la dimension sociale et littéraire du cinéma français d’alors, il donne aussi l’impression de ne jamais se satisfaire de ces accumulations, et semble encore vouloir courir aujourd’hui vers un dépassement de la forme même du cinéma (parler de modernité est trop limité à ce niveau). Comme si le tragique de La règle du jeu était toujours ce désir perpétuel et inassouvi de vouloir s’en affranchir : c’est bien là l’illusion du cinématographe, être une boite enregistreuse qui paraît capable de relier, contrôler et renverser la perspective du réel à foison.
Sorti du naturalisme et de l’humanisme (du brillant comme La bête humaine, au plus pénible avec des films frontpop’ comme La Marseillaise), on sent ici que Renoir cherche paradoxalement à régler ses comptes avec la forme aristocratique sociale autant qu’il se projette à nouveau pleinement dans une certaine forme d’aristocratie artistique : celle de l’artiste qui redéfinit le monde en toute indépendance, mais ne s’interdit pas aussi à ce niveau de s’affranchir du reste de la société, jusqu’à susciter le dédain (d’où l’accueil du film à l’époque ?). 

En s’offrant ici le rôle d’un passeur d’entre les mondes, à la fois gouailleur et grand seigneur, capable de sacrifice inconscient jusqu’à un certain niveau seulement, Renoir n’a donc peut-être jamais été plus honnête et clair avec ses paradoxes, qui ici relient le populaire au « racé » sans que l’un ne puisse vaincre l’autre, ni s’épanouir indépendamment… Ce qui l’amènera dans une dernière partie de carrière à réaliser des œuvres étranges comme Elena et les Hommes ou Le déjeuner sur l’herbe, encore bien mal aimées aujourd’hui, mais véritablement emblématique d’un rapport ambiguë à la baronnie sociétale et formaliste (il était presque évident qu’il devait réaliser un jour un film sur le Boulangisme…).Comme peu de films encore à ce jour, La règle du jeu intègre le chaos intrinsèque du monde et sa frénétique recherche de mise en ordre, indissociables, source de création et peut-être d’inaboutissement salvateur. Avec ses montages alternatifs successifs, ses bobines laissées à perdre dans des placards et son scénario mutilé au fur et à mesure du tournage, La règle du jeu aurait tout d’une l’utopie artistique romantique rattrapée par une atomisation inéluctable… Et pourtant ils sont bien toujours là, ces mouvements amples et filés inimités, cette profondeur de champs impressionnante, capables d’accueillir toute les danses et d’offrir le plus puissant et des naturels quand s’offre progressivement l’échec poétique des artifices.

Sans ces réceptacles et cette forme à la fois puissante et ouverte, La rêgle du jeu ne serait peut-être qu’un jeu de l’esprit auquel il manquerait un équilibre. Robert Altman par exemple, dont l’œuvre entière est très proche de l’esprit de ce film (il n’y a qu’à voir encore les mouvements de caméra de son dernier, The Last Show), n’avait, aussi brillant fut-il parfois, jamais réussi à avoir ce détachement, ou plutôt au contraire cette forme de quasi don de soi au langage cinématographique, qui dans la pire catastrophe d’un plan de tournage insuffle la force nécessaire d’aller jusqu’au bout de ce qui est possible via la caméra. C’est ce genre de « tao cinématographique » qui fait que la puissance littéraire, aussi française soit-elle, n’est du coup jamais le fait de la seule démonstration, d’un sujet ou d’une esthétique.

La règle du jeu était le film préféré de François Truffaut, qui théorisa même pour un autre (Marnie d’Hitchcock) son fameux « Grand film Malade ». Renoir et son Octave, derrière et devant l’écran, nous enseignent peut-être ici surtout qu’il faut avant tout rire et pleurer de cette idée de perfection, ne jamais la prendre complètement au sérieux,…  en garder essentiellement la bouffonnerie et la frénésie créatrice, tout en s’offrant sans crainte à la mélancolie de l’inaboutissement ou de l’échec final… La règle du jeu, c’est avant tout un artiste  qui s’offre entièrement à sa revanche impossible sur la société.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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