Si le cinéma africain gagne ses lettres de noblesse grâce à Sembène Ousmane, le docker devenu écrivain puis cinéaste, Djibril Diop Mambety se révèle l’autre grande personnalité qui a marqué la production sénégalaise. Entre ces deux autorités, s’affrontent deux conceptions différentes du cinéma, réaliste et éducatif selon Sembène Ousmane et plus onirique et libertaire selon Djibril Diop Mambety. Malgré cet antagonisme, les deux hommes évoquent des thèmes similaires, abordent de front problèmes sociaux et politiques avec une même virulence, mais dans des styles radicalement opposés. Celui de Djibril Diop Mambety fait preuve de moins de didactisme, mais de bien plus de poésie et d’inventivité tout en s’ancrant dans le concret.

D’abord homme de théâtre, le réalisateur de Touki Bouki, son premier long métrage, aime fréquenter le monde de la nuit et ceux qui l’animent, cultive une affection certaine pour les exclus. Pour le scénario de Hyènes, il s’inspire d’ailleurs d’une femme qui peuple ses souvenirs d’enfance, une prostituée appelée Linguère Ramatou. Après avoir terminé son scénario, Djibril Diop Mambéty s’aperçoit qu’il reprend la même trame qu’une pièce de Freidrich Dürrenmatt, La Visite de la vieille dame. De la comédie noire, décalée et sarcastique sur le pouvoir de l’argent du dramaturge suisse-allemand, le cinéaste en fait un film âpre, certes plein d’ironie, sur la mondialisation.

Réalisé presque 30 ans plus tard, en 1991, Hyènes se présente comme une fausse suite à Touki Bouki : Mory, le personnage principal, restait sur le quai, laissant sa belle, Anta, partir pour l’Europe à bord d’un luxueux paquebot. Ami Diakhate ne reprend pas exactement ce personnage féminin : l’héroïne de Hyènes, Linguère Ramatou, ressemble à un écho, une variation sur ce qu’Anta aurait pu devenir, les deux films, sur le strict plan narratif ne concordant pas. Délaissée, trompée par son amant d’alors, Draman Drameh, parce qu’il n’a pas voulu reconnaître être le père de l’enfant qu’elle portait, Linguère Ramatou revient à Colobane, la petite ville qui l’a humiliée, rejetée. Si la bourgade reste enfermée dans la misère et l’immobilisme, la jeune femme, qui a dû passer par la prostitution pour survivre, est devenue immensément riche. Contre la promesse d’une forte somme d’argent pour la ville de Colobane et ses habitants, Linguère Ramatou demande la tête de son ancien amant. Draman Drameh va devoir faire face, seul, à la cupidité de ses pairs.

Riche et complexe, Hyènes est nourri de multiples influences, les contrées désertiques entourant Colobane, les rues dépeuplées, l’arrivée d’une étrangère bousculant la routine de la petite cité et le personnage seul contre tous renvoient au western dans une mise scène où le réalisme se mêle au fantastique. Le personnage même de Linguère Ramatou, à la fois porteur de profonde mélancolie et de rancœur, acquiert presque une aura mythologique : en devenant riche, elle perd de son humanité, comme les prothèses remplaçant ses membres perdus le soulignent. Son nom renvoie également à la légende noire pharaonique, Ramatu étant porté par un oiseau rouge, un oiseau sacré qui représente l’âme des morts. Le tuer revient à s’exposer à des représailles. Alors, Linguère Ramatou devient une sorte de Déesse vengeresse, intouchable et inflexible tandis que Draman Drameh, seul personnage intègre ou presque du film, doit affronter la veulerie des habitants du village.

Cette tragédie s’inscrit, avec Touki Bouki, dans une trilogie inachevée qui porte sur le pouvoir et la folie. Tout est plus grand que nature, tout paraît exagéré dans Hyènes, de la façon quasi-théâtrale de mettre les personnages en scène aux décors et aux costumes qui donnent au film un aspect intemporel. Par le biais de plans séquences qui soulignent l’apathie d’une société qui attend trop de l’autre, le temps semble s’étirer alors que les grands espaces sont traversés d’un souffle rendu sec et froid par le biais d’un montage cut. Aujourd’hui encore, alors que les méfaits d’une mondialisation galopante sont de plus en plus concrets tant sur les individus que sur l’environnement, son message n’en paraît que plus visionnaire et pertinent. Dans sa critique du pouvoir de l’argent et de la folie qu’il engendre dans les esprits de chacun, le réalisateur ne se montre cependant pas intransigeant : le regard se fait acéré, il décèle les hypocrisies, les retournements de vestes sans jamais mettre de côté une forme d’humanité. Ainsi, un gros plan sur Linguère Ramatou après une entrevue avec Draman Drameh met en évidence sa détermination de même que son isolement.

Hyènes épouse tout de même les formes d’un film à charge, mais aussi les atours du conte sociale et philosophique, entre la poésie et la démesure qui caractérisaient son auteur. Aujourd’hui, le film ressort dans une superbe copie restaurée, rendant grâce à la direction de la photographie de Matthias Kälin, au jeu sur les couleurs et les arrière-plans. Hyènes se pose comme une réflexion sur le pouvoir, un chef d’œuvre éternel qu’aurait pu plébisciter un cinéaste tel que Pier Paolo Pasolini.

 

Hyènes
(Suisse/France/Sénégal – 1991 – 110min)
Réalisation : Djibril Drop Mambety
Scénario : Djbril Diop Mambety, d’après La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt
Direction de la photographie : Matthias Kälin
Montage : Loredana Cristalli
Musique : Oasis Diop
Interprètes : Mansour Diouf, Ami Diakhate, Faly Gueye, Mahouredia Gueye, Omar Ba, Issa Ramagelissa Samb, Calgou Fall, Kaoru Egushi, Djibril Diop Mambety…
Sortie en salles, le 2 janvier 2019.

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