Maxime Lachaud – « Potemkine et le cinéma halluciné : une aventure du DVD en France »

Après un ouvrage consacré aux « Mondo Movies » (co-écrit avec Sébastien Gayraud) et un autre explorant les arcanes du cinéma « redneck » (Redneck Movies : ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain), Maxime Lachaud change son fusil d’épaule et s’intéresse à l’histoire de la maison d’édition Potemkine. On peut chercher dans un premier temps le point commun entre le cinéma de Rohmer, Tarkovski et les séries B voire Z projetées dans les Drive-in du Sud des Etats-Unis : aucun, sans doute, mais la démarche de Maxime Lachaud procède toujours du même désir d’aborder l’histoire du cinéma de manière transversale, de bousculer les hiérarchies trop figées et de ne pas imposer à sa curiosité des bornes trop sclérosantes. En ce sens, le catalogue DVD et Blu-Ray de Potemkine apparait comme le meilleur moyen pour parcourir une autre histoire du cinéma. Non pas tant parce que cette histoire serait marginale (nous n’irons pas jusqu’à dire que des cinéastes comme Herzog, Rozier, Lars von Trier, Epstein ou Eisenstein sont des personnalités méconnues !) mais parce que la ligne éditoriale de Potemkine offre la possibilité de l’appréhender sous un nouvel angle. Cet angle, c’est ce « cinéma halluciné » que Maxime Lachaud va tenter de définir le temps de sa passionnante exploration d’un catalogue d’une richesse qui force le respect.

Mais revenons aux origines de Potemkine. En 2006, un jeune cinéphile du nom de Nils Bouaziz ouvre un magasin indépendant de ventes de DVD. Pari risqué à l’heure où le support commence (déjà !) à décliner et que l’on parle de plus en plus du téléchargement en ligne. Pourtant, le succès est au rendez-vous. Rejoint bientôt par d’autres cinéphiles (Benoît Dalle, Pierre Denoits), Bouaziz se lance alors dans l’édition et frappe fort en sortant, en guise de premier titre, le mythique Requiem pour un massacre d’Elem Klimov. Suivront des œuvres singulières comme Mère et fils de Sokourov, Walkabout de Nicolas Roeg (un cinéaste qui deviendra par la suite un « auteur maison ») et les films de Jacques Rozier regroupés dans un magnifique coffret. A partir de ce moment, le logo rouge en forme de K inversé devient la marque d’un éditeur qui va devenir incontournable dans le paysage de l’édition du DVD français.

Outre un attachement indéfectible aux cinématographies de l’Est, Potemkine se caractérise par son désir d’explorer les territoires du documentaire (une collection sera dédiée au genre) mais aussi par le soin accordé à tout ce qui gravite autour des œuvres : les suppléments, les visuels, l’emballage… Il y a souvent chez l’éditeur une volonté de proposer des éditions « ultimes » qui pourraient être l’équivalent pour le septième art de ce qu’est La Pléiade pour la littérature. On peut citer, à ce titre, les intégrales Rohmer ou l’incroyable coffret dédié à Tarkovski mais aussi les coffrets Rozier, Herzog, Dreyer ou Le Décalogue de Kieslowski.

Dans une première partie, Maxime Lachaud revient sur cette aventure singulière, interrogeant les témoins et s’interrogeant sur son propre parcours cinéphile. L’essai propose, en filigrane, une très belle réflexion sur notre rapport aux objets, sur ce fétichisme qui se nourrit de la possession des œuvres, de la possibilité de les voir dans nos rayons et d’y accéder facilement. L’auteur analyse également les rapports de l’éditeur à la musique et souligne son désir de diversification puisque Potemkine s’est aussi lancé dans la distribution.

Dans un deuxième temps, l’auteur propose une exploration raisonnée du catalogue Potemkine. Il ne s’agit pas d’une analyse exhaustive de tous les titres proposés par la maison mais de définir, à travers les principaux jalons de l’éditeur, les contours de ce que Lachaud nomme le « cinéma hypnagogique ». Ce qui l’intéresse dans les films proposés par Potemkine, c’est la manière qu’ils ont de flirter avec les songes, de plonger le spectateur dans des états proches de la transe. Mais ce goût pour les « films-trips » ne se départit jamais d’un ancrage très prononcé dans le Réel. En ce sens, le coup d’envoi que constitue Requiem pour un massacre apparait avec le recul comme une véritable ligne éditoriale puisque le film mélange dans un même mouvement un réalisme très cru pour dénoncer les horreurs de la guerre tout en jouant la carte du formalisme. Cette tension entre formalisme et réalisme, on la retrouve chez de nombreux cinéastes édités chez Potemkine : Eisenstein, Epstein, Kalatozov, Herzog, Tarkovski, Mekas… Pour Maxime Lachaud, l’éditeur promeut un « cinéma halluciné » qui n’hésite pas à recourir à l’onirisme (Lynch, Yann Gonzalez, Hadzihalilovic…), à faire dérailler le réel pour explorer les gouffres de la nature humaine.

Interrompues parfois par des entretiens (celui avec Yann Gonzalez, entre autres, est passionnant), les analyses de Maxime Lachaud sont souvent judicieuses et pénétrantes. Il aurait pu y avoir quelque chose d’un peu vain dans l’idée d’écrire à nouveau sur des cinéastes aussi commentés que Tarkovski, Rohmer, Lynch ou Dreyer. Pourtant, l’angle choisi (à la fois intime et chevillé à l’objet concret – le DVD-) permet des analyses constamment stimulantes. On n’est pas obligé d’être toujours d’accord avec l’auteur (je suis bien moins fan que lui de Roy Andersson, de l’imposteur Lanthimos ou même d’Alex Van Warmerdam et je le trouve un peu sévère et moins à l’aise lorsqu’il parle de Rozier, Rohmer ou Rivette) mais son approche est toujours argumentée.

L’intérêt du livre est aussi de décloisonner certaines catégories. Des cinéastes assignés généralement au pur « réalisme » sont loués pour la manière dont ils parviennent à transcender le naturalisme. D’autres sont réhabilités et l’auteur donne envie de les redécouvrir grâce au prisme qu’il a choisi.

Pour conclure, Maxime Lachaud donne la parole aux membres de la galaxie Potemkine et aux proches afin qu’ils choisissent les titres qui les ont les plus marqués. Qu’il s’agisse de cinéastes (Gaspar Noé, Lucile Hadzihalilovic, Bertrand Mandico) ou des critiques (Olivier Père, Philippe Rouyer, Pacôme Thiellement), ces sélections s’inscrivent parfaitement dans la nature même d’un ouvrage qui combine avec dextérité l’analyse et l’affectif. Les choix de ces invités sont passionnants et dessinent, là encore, une vision plus transversale du cinéma.

La grande réussite de Potemkine et le cinéma halluciné tient sans doute à cette manière d’inviter à la rêverie, à se laisser porter par le regard de grands cinéastes visionnaires qu’on redécouvre ici loin des canons officiels et académiques de la « grande » histoire du cinéma. Il ne s’agit pas de tout niveler mais de célébrer les chemins de traverse pour jeter un œil neuf sur des œuvres parfois très célèbres mais que l’auteur nous invite à redécouvrir avec un autre point de vue.

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Potemkine et le cinéma halluciné : une aventure du DVD en France (2020)

De Maxime Lachaud (Rouge Profond, 2020)

ISBN : 979-10-97309-33-6

348 pages (couleurs, ill.) – 45 euros

 

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A propos de Vincent ROUSSEL

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