L’Etrange Festival a été riche en découvertes et propositions. Ici, deux premiers films qui impressionnent par leur maitrise et leur mélange de genres, les deux croisant subtilement film d’horreur et trame sociale ; un documentaire sage sur un cinéaste iconoclaste ; enfin, une carte blanche parfois inégale d’un artiste inégalable : Jaz Coleman. Tout d’abord, honneur aux nouveaux venus.

Transfiguration03Avec son premier long-métrage, Transfiguration, Michael O Shea revisite intelligemment le film de vampires, et nous livre une oeuvre d’une grande force, avec une économie de moyens et des vraies idées de mise en scène. Version ghettoïsée du génial Morse de Tomas Alfredson, Transfiguration mêle savamment le film naturaliste sur les ghettos américains (ici , violence des d’un quartier du Queens- à New York), le drame ( les deux héros sont des orphelins à la dérive), le film de vampires, voire même de méta vampires et enfin, creuse le terreau social avec ce background dur et âpre.
Soit, Milo, orphelin de 14 ans qui vit dans un immeuble délabré avec son grand frère. Tête de turc des caïds locaux, il se repait de films de vampires. L’arrivée de Sophie, une jolie voisine aussi paumée que lui, changera la donne… Ce film singulier à l’audace tranquille fut très remarqué au Festival de Cannes –sélection Un Certain Regard. Audace tranquille car O’Shea filme avec pudeur ces laissés pour compte sur une bande son habitée, entre noise et musique industrielle, qui crée un climat délicatement angoissant. Jamais d’effet, quand la violence surgit, elle est inhérente au propos. Surtout, le film questionne intelligemment la figure du vampire -et via son protagoniste principal : Milo en est-il un?- et via ses avatars et les codes habituellement associés. Il n’y a pas de vampires réalistes objecte Sophie à Milo, celle-ci étant adepte de Twilight ou True Blood alors que Milo s’abreuve de vieilles VHS du Nosferatu de Murnau, Dracula de Browning ou encore aime Morse et Near Dark. Si le film refuse de se plier aux clichés du genre, du moins, de se laisser enfermer par eux, il emprisonne par contre ses personnages. L’univers carcéral (au sens littéral et social) est omniprésent: l’école est appréhendée comme une prison, des travellings suivent Milo derrière des grillages ou barreaux…Bonne nouvelle : Transfiguration sort en France en janvier 2016: https://www.youtube.com/watch?v=lW0MKmzKDGAthe-transfiguration-michael-o-shea-deauville-2016-compétition-eric-ruffin-chloe-levine
UndertheShadow posterL’enfermement est un des thèmes principal d’un autre premier film, Under the Shadow de l’iranien, Babak Anvari ; lui aussi, mixe divers genres : le drame psychologique, le film d’horreur et le portrait de femme. Under the Shadow séduit plus pour son ambiance angoissante et sa vision de la guerre Iran/Irak fin 80, que pour son histoire de Djinns, qui finalement, devient, secondaire. L’originalité du film réside dans son aspect politique et existentiel et non, fantastique. Un portrait fort de femme iranienne, interprété corps et âme par Narges Rashidi. Un portrait féministe. Téhéran, 1988. Huit ans que l’Iran et l’Irak sont en conflit. Shideh, mariée et jeune maman, ne peut poursuivre ses études de médecine, eu égard à son implication politique pendant la révolution iranienne. Son médecin de mari est appelé au front dans une petite ville. Shideh se retrouve alors bloquée dans la capitale, seule avec sa fille, Dorsa, 5 ans. La fillette adopte un comporte étrange. Surtout, elle a pour principal ami, un esprit : un djinn… Rarement, la tension permanente de la guerre n’a été aussi bien évoquée : les appels aux abris permanents, l’angoisse d’être une femme libre en Iran en temps de guerre. Anvari saisit également bien le pouls de cette époque, montrant les VHS capitalistes interdites par le régime persan que Shideh s’est procuré : elle fait son aérobic en rythme sur les cassettes de Jane Fonda qui a mué, de l’insurrection des années 70 contre la guerre du Vietnam, au mode de vie plus « yuppie » des 80s. L’enfermement est physique, palpable invoquant les grands Polanski claustrophobiques ( Répulsion, le Locataire), l’appartement devient une menace, à l’image de ces fissures que Shideh n’a de cesse de colmater avec des sparadraps. Image convoquant le fantôme magnifique de Kaïro de Kyoshi Kurosawa. undertheshadow-photoLa quasi intégralité de Under the Shadow se déroule dans l’immeuble, redoutable métaphore de l’enfermement, l’isolement des femmes par un régime martial et patriarcal omnipotent. Une tension qui monte en crescendo et fait mouche. Par contre, la trame horrifique avec la présence du djinn, convainc moins car elle est juste esquissée et que le thème passionnant de ces esprits orientaux, n’est pas développé ; seulement, quelques lignes d’un livre avec lequel Shideh se documente. Les spectateurs guettant un film fantastique pur, type Poltergeist persan, seront déçus ; ceux qui plongeront dans cette ambiance tendue et inquiétante, épouseront le malaise de Shideh et la jeune Dorsa. Présenté à Sundance , Under… y a fait sensation et a remporté en juillet 2016 le premier prix du Neuchâtel International Fantastic Film Festival. https://www.youtube.com/watch?v=4fhejr94P14

the-sion-sono-afficheThe Sion Sono par Arata Oshima. Ce documentaire sur un des cinéastes fétiches de l’Etrange Festival, très prolixe (à ce jour, trente six longs métrages depuis ses débuts en 1984- et parfois, plusieurs tournages dans l’année : pas moins de quatre films en 2015 !) et inclassable ( comédie romantique qui vire au thriller, teen movie acide… karaoké de genres réjouissant et désarçonnant) surprend par son côté…scolaire. Le fils du grand Nagisa Oshima (déjà auteur d’un film sur l’écrivain Juto Kara) a sans doute été impressionné par la démesure de Sion Sono. En résulte un film sage qui se contente souvent de suivre le Maitre sur son dernier tournage : le plus qu’intriguant Whispering Star. Alors même que l’oeuvre prolifique, baroque, démente de Sion Sono réquisitionne autant de perceptions que de spectateurs (cf notre chronique d’Antiporno : https://www.culturopoing.com/cinema/letrange-festival-partie-1/20160910 ), ici la lecture est sage, voire timide. Hormis d’intéressantes scènes où l’on voit Sion au travail ou quelques témoignages de proches, on a la sensation dommageable que Oshima Jr reste nettement en deçà de son sujet qui, d’ailleurs, finira par le houspiller : quoi ? Il l’a filmé seul, fumant une cigarette sur la plage, loupant ainsi un moment d’excuse d’un des acteurs du film, ancien ouvrier d’une des usines à Fukushima ? Sono est outré. Arata Oshima a eu l’honnêteté un brin masochiste de garder cette scène au montage. Un documentaire pour les adeptes du maitre seulement, car ce n’est pas sur qu’il donne au néophyte une idée du cinéma absolument dingue de Sion Sono.

Jaz CoCarte blanche à Jaz Coleman.Une excellente initiative trois jours durant: donner une carte blanche à Jaz Coleman. leader charismatique du groupe post-punk anglais, Killing Joke, L’an dernier, le documentaire consacré à son groupe avait enthousiasmé les rares chanceux qui avaient pu le voir – diffusé dans la salle 30, certes à 4 reprises (critique, ici : https://www.culturopoing.com/cinema/dossiers-hommages-cinema/letrange-festival-2015-xxie-edition-partie-2/20150910)
Cette année, il était rediffusé ni plus ni moins qu’en présence de Sir Coleman qui a lui-même proposé 5 films très intéressants. Quelques mots sur sa programmation et retour sur l’incontournable film de Shaun Pettigrew, consacré au groupe. Ouverture du bal avec Kymatica de Ben Stewart , une sorte de Baraka du pauvre, de loin, le film le moins abouti de la carte blanche : une sorte de pensum new age parfois involontairement comique ; un genre de guide de l’égo, avec des chapitres types « la psyché », « le logos » et des avalanches de grandes phases sur l’évolution ; le tout sur fond de musique « lounge »type Boudin bar, pardon : Bouddha bar ! https://www.youtube.com/watch?v=yXwxS1_sSuM
Le moment le plus réussi de la projection : sa présentation par Jaz Coleman : Le sujet du film est apocalyptique, à l’image de notre groupe. Plus le monde va mal, plus Killing Joke marche ! On ne peut changer le monde qu’en se changeant soi-même, c’est ce que dit le film. Nous sommes actifs dans notre façon de modeler le futur.  equus posterEquus, le deuxième film proposé par Jaz Coleman, est un véritable cadeau et par sa qualité exceptionnelle et par sa rareté : ce grand film de Sidney Lumet n’a pas été visible sur grand écran depuis des lustres ; idem pour la lucarne ; en France, tout du moins. Coleman le présente comme un psychodrame qui parle de répression sexuelle. Il s’y est intéressé d’abord par hasard : il a rencontré un des acteurs d’Equus à une « soirée hédoniste » (dixit Coleman)où il a évoqué à Jaz l’expérience unique de ce tournage. Puis, quand il a été voir le film, il a été frappé par son sujet, son iconographie religieuse et le twist narratif final inattendu…
Richard Burton impressionne (c’est un euphémisme) lors d’un long monologue en gros plan où il évoque les grands thèmes du film : vaut-il mieux vivre ses passions, fussent-elles dérangeantes ou rentrer dans le rang pour avoir une vie supposée normale quand bien même, elle s’avérerait aliénante ? L’éducation religieuse et bourgeoise n’est-elle pas un monstre avalant toutes crues ses victimes ? Que deviennent tous ceux sacrifiés à l’autel du gout, dévastés par la frustration sexuelles ? Photo-equus-lumet5Peter Firth excelle face à Burton, reprenant le rôle de la pièce de Peter Schaffer (adapté par lui-même). Un film dont on ne sort pas indemne et qui éblouit, tant son sujet est casse-gueule et pourrait tomber dans l’outrance, le ridicule. Comme un Ken Russel assagi ou comme l’a suggéré un ami, une forme de relecture de Carrie de De Palma par Bergman. https://www.youtube.com/watch?v=Tsx5wNyzmRo.Photo-yearofthedevil-_-drLe troisième film, choisi par Jaz Coleman est un documentaire gentiment foutraque de 2002 : Year of the Devil, réalisé par Petr Zelenka. https://vimeo.com/44039056. Grand succès en Tchécoslovaquie (où il a été majoritairement tourné), il y est un des films les plus populaires au monde. Jaz C a raison de souligner son ton très spécial, son humour noir slave qui rappelle les films de Kaurismaki. Soit, un réalisateur qui suit un musicien aux alcooliques anonymes et qui, lui-même suit un musicien et convoque Coleman à moins que ca ne soit l’inverse ?… Alors que Jaz n’avait pas accompli de rituel magique depuis 10 ans, Zelenka lui en a demandé un pour le film. D’après l’intéressé, cela a entrainé diverses troublantes coïncidences…Notamment, alors que l’alcoolisme est omniprésent dans le film, Coleman a ensuite été alcoolique pendant trois ans !… Enfin, d’après Coleman, ce film étonnant a été un détonateur pour le documentaire consacré à son groupe, Killing Joke :  Death & Resurrection show . https://www.youtube.com/watch?v=zwUMy8xOYTc.Poster Death Resu
Coleman a rencontré son réalisateur Shaun Pettigrew, alors tous deux anglais exilés en Nouvelle Zélande. Fruit d’une collaboration étroite, ce documentaire épate par la rigueur de sa construction et sa narration au scalpel, nonobstant les thèmes un peu dingues en jeu. Le film se propose de raconter et de façon presque classique la chronologie du groupe et en parallèle, son odyssée ésotérique, Coleman disant (dans le documentaire) qu’il a visualisé le groupe Killing Joke avant qu’il n’existe. Avec le premier membre du groupe, le batteur Paul Ferguson, ils accomplissent un rituel en 1979, provoquant ainsi un incendie involontaire : leur appartement brûle ! Néanmoins, ils rencontrent alors immédiatement celui qui sera le deuxième pilier du groupe avec Jaz, le guitariste, Geordy. Leurs concerts vont devenir des cérémonies. Notamment, Ferguson s’est vu faire une sortie de corps à un concert dont le son s’est arrêté net, sans raison logique… Rencontrer sa part sombre, vivre le principe d’individuation cher à Jung… tels sont les thèmes abordés, sans que ca ne vire jamais au pamphlet new age (à l’inverse de Kymatica).Film Killing-Joke
Pettigrew réussit l’exploit de superbement traduire cette épopée mystique de Jaz Coleman à la recherche de L’Ile sacrée, qu’il tentera de trouver notamment en Islande (Ile se dit en anglais « Island », du reste). Le mythe d’une ile qui résisterait au bouleversement, mythe cher à Alesteir Crowley dans Les Tables de la Loi, Francis Bacon dans l’Atlantide, Fulcanelli avec Les Mystères des cathédrales …
(parmi les références citées par Coleman). Outre cette quête ésotérique, le film est aussi plein d‘humour à l’image de Coleman et ses compères anglais, dont un critique rock dit que leur tube Love like blood a fait sonner The Smith comme Simon & Garfunkel !
En introduction du film, Jaz Coleman dit que leur musique a été un exutoire pour leur colère. Sinon, les membres de Killing Joke auraient pu être des criminels. La blague qui tue continue plus de trois décennies après. The Killing Joke repartent en tournée en novembre. Guettez la sortie imminente du DVD sur :http://killingjokemovie.com/ Enfin, Jaz évoque joliment les rencontres engendrées durant ces quelques jours : ce n’est pas seulement voir les films à l’Etrange festival, c’est aussi qu’il en ressort des intéractions potentielles entre des personnes venues ici. Deux projets artistiques et musicaux émergeront peut-être pour moi, suite à ma venue…
Rendez-vous en 2017…

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