Saeed Roustaee – « Le regard dit des choses que la musique ne peut pas dire »

Après s’être révélé en 2021 avec La Loi de Téhéran, Saeed Roustaee confirme aujourd’hui son statut d’auteur phare du cinéma iranien avec Leila et ses frères, tragédie familiale qui poursuit le travail d’auscultation des dysfonctionnements de la société de son pays, entamé avec le film précédent. Nous avons pu rencontrer le cinéaste lors de sa venue à Paris afin d’évoquer avec lui le regard qu’il porte sur son œuvre, sur son processus de création ainsi que sur sa place dans le cinéma de son pays.

Après le thriller policier pour La loi de Téhéran, vous optez ici pour la tragédie familiale. Avec quel genre de cinéma avez-vous le plus d’affinités ?

Je n’ai jamais pensé que mon précédent film était un thriller policier. Pour moi, c’est l’individu, et les liens que les individus créent, ou non, les uns avec les autres, qui sont au cœur de chacun de mes films. Ce n’est pas parce qu’il y une histoire policière que c’est ce métier-là qui va définir ce que je veux dire dans le film. Ce qui définit ce personnage, c’est ce qu’il fait avec sa famille au téléphone, la manière dont il leur parle, la relation qu’il entretient avec les trafiquants, son point de vue par rapport à la pendaison des trafiquants, etc. Pour moi, c’est tout cela qui va définir le personnage, l’individu, à l’intérieur d’une histoire. Si vous aviez vu mon premier film (1), vous ne seriez pas du tout surpris à l’idée de ce troisième film parce qu’il s’agissait déjà d’un noyau familial qui était au cœur du récit. C’est vraiment ça qui m’intéresse, les liens entre les individus et leur rapport avec les problèmes de la société.

Quelles étaient vos références et vos inspirations pour ce film ? Sa trajectoire évoque celle de Rocco et ses frères.

Pour moi, il y a un lien direct entre la vie et le cinéma. Quand je regarde des films, j’apprends à vivre et, pour vivre, je fais du cinéma donc vraiment il y a un lien intrinsèque. Le film que vous avez nommé, je l’ai bien sûr beaucoup aimé mais ça ne m’a pas influencé directement, personnellement. En fait, je prends mon inspiration partout, dans les films, dans une photo, dans les théâtres, dans mes souvenirs beaucoup, dans des choses que vous ne pouvez même pas imaginer. Par exemple, c’est un souvenir qui a donné l’idée première de ce film mais on ne voit rien de ce souvenir dans le film. Mais c’est une inspiration. On peut avoir énormément de choses réelles, les mettre les uns à côté des autres, ça n’en fait pas un film pour autant ou, en fin de compte, cela fera peut-être un documentaire. Ce qui est important, c’est finalement l’idée de l’imagination et l’inspiration. Ce sont ces deux-là mis ensemble qui font qu’une fiction peut naître et rester à l’écran. C’est le récit que je veux raconter, c’est comme cela que cela prend sens pour moi.

Copyright Amirhossein Shojaei

De quels réalisateurs iraniens vous sentez-vous proches ? Est-ce qu’il existe une communauté de créateurs en Iran ou, du moins, existe-il un lien, entre vous, Asghar Farhadi, Mohammad Rasoulof et les Panahi, père et fils ?

Non. Il y a une histoire du cinéma iranien donc c’est un continuum. Je ne peux pas dire avec qui je me sens le plus proche mais en tout cas je sais que je me situe dans l’histoire du cinéma iranien, dans quelque chose qui a commencé il y a longtemps et qui ne va pas se terminer maintenant donc je suis dans ce continuum-là. Il y a bien évidemment des cinéastes avec lesquels je me sens le plus proche. Néanmoins, je fais mon cinéma. Je ne pense pas ressembler à n’importe quel autre cinéaste iranien et, d’ailleurs, je pense que le succès du cinéma iranien à l’international, c’est aussi cela, c’est que chacun des cinéastes qui se font fait un nom à l’extérieur, c’est parce qu’ils avaient trouvé leur chemin personnel pour arriver à une réalité ou à une vérité. Ne pas se ressembler, je pense que c’est la clef d’une certaine manière et puis nous ne sommes pas très « communauté ». Mr. Farhadi, je l’ai vu pour la première fois à Cannes cette année pendant deux minutes. Kiarostami, que j’adore, je ne l’ai jamais rencontré.

Votre cinéma accorde beaucoup d’importance aux dialogues. Sont-ils déjà tous écrits au moment du scénario ou se développent-ils en concertation avec les comédiens ?

J’écris mes scénarios de manière très complète. Les dialogues sont tous écrits et, en général, ils sont respectés à la virgule près. Mais nous faisons beaucoup de répétitions et beaucoup de lectures avant de commencer le tournage donc c’est vrai que, comme j’ai de la chance de bosser avec des acteurs immenses, ils peuvent me conseiller, ils peuvent me dire des choses qui vont faire en sorte que le dialogue s’améliore. Mais à quatre-vingt-dix-sept pour cent, on va dire que c’est ce que j’ai écrit.

À côté de cela, vous accordez également beaucoup d’importance aux regards qui sont, bien souvent, davantage révélateurs que les mots. Cette importance du regard est-elle pensée dès le scénario ou se met-elle en place au moment du tournage ?

Je commence à réfléchir à tout cela au moment de l’écriture du scénario. Après, cela prend davantage forme avec le découpage et lorsque je commence à travailler, non pas avec les acteurs principaux, mais avec les deuxième et troisième rôles, etc. Après, cela prend vraiment vie au moment où l’acteur principal va venir le jouer devant la caméra. Il faut aussi savoir que lorsque nous faisons des lectures, je ne veux pas qu’il y ait des jeux de regards, etc. Je veux que ça soit juste une lecture car je ne veux pas que ça devienne quelque chose de trop répété. Je veux qu’il y ait quand même une forme d’instantanéité au moment du tournage. C’est pour cela que, pendant la lecture, je leur demande de ne pas faire des jeux de visage, de regard, etc. Et puis, en plus, comme on le sait tous, la musique dit des choses que la parole ne peut pas dire et le regard dit des choses que la musique ne peut pas dire.

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Les cinq enfants de la famille sont représentés dans leurs plus bas aspects et sans aucun angélisme. Pourtant, il existe une profonde empathie pour ces personnages. Quel regard portez-vous sur eux ?

Je veux que mon film ressemble à la vie et à la réalité. Je n’ai pas envie d’embellir les choses et je n’ai pas non plus envie de les enlaidir. Il ne faut pas que je dise de conneries donc il faut vérifier mais il me semble que Kiarostami, quand il a fait le film Le Vent nous emportera, il est allé dans un village, dans une vallée qui s’appelait « La vallée noire ». Beaucoup de murs de ce village étaient noirs, c’est pour cela qu’ils l’appelaient comme cela, apparemment. Et, en fait, Kiarostami n’avait pas envie de filmer comme ça donc ils ont été obligés de blanchir beaucoup de murs, parce que, dans sa manière de faire des films, il fallait qu’il y ait une forme de « poétisation ». C’était poétique, il embellissait. Bon, lui, c’est le plus grand cinéaste de tous les temps pour moi mais on fait des genres différents. Moi, je ne fais pas ça, c’est un autre style de cinéma. Voyez la maison qu’on a essayé de construire pour le film. Chaque mur de cette maison ressemble à un mur que vous pouvez voir quelque part en Iran. C’est comme les personnages. Chacun de ces personnages-là, vous allez les trouver quelque part, à un moment donné. C’est vrai que, pour dépeindre un personnage, parfois, je vais m’inspirer de cinquante personnes réelles pour en faire un. Et chacun de ces personnages-là n’est pas un personnage réel. Donc je vais m’inspirer de plusieurs personnes pour en créer un, pour en faire une création mais, en même temps, c’est quand même du réel, parce que ça vient du réel que l’on a connu. C’est pour ça que vous voyez ces personnages de cette manière.

Quel est votre prochain projet ?

J’espère que ça sera une fiction de long-métrage. Je suis en train de réfléchir. Je dois écrire donc ça va prendre au moins deux ans, le temps de l’écriture.

1) Life and a Day, réalisé en 2016, n’est pas sorti en France.

Un grand merci à Molka Mhéni pour l’organisation de cet entretien, ainsi qu’à Noelle Gires pour son soutien amical.

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