Entretien avec Albert Serra (2ième partie) – "la foi dans l'imaginaire"

Même si "Histoire de ma mort" a reçu un accueil largement favorable, certaines critiques se sont élevées contre ce qui leur semblait être un mélange d’arrogance, d’auto-complaisance, voire de mépris pour le spectateur. Pourtant, comment il en témoigne dans cette seconde partie de l’entretien, Albert Serra est bien loin de toute forme de cynisme ou de posture. Le cinéma reste pour lui, plus qu’une question de professionnalisme, une grande affaire humaine qui doit être portée par la foi et la sincérité indéfectible du réalisateur, même si celui-ci s’autorise ça et là des pointes d’ironie ou de provocation…

 

Vous traitez souvent de grands personnages littéraires ou de mythes mais l’on n’a jamais l’impression que vous soyez dans une démarche postmoderne. C’est-à-dire que l’on ne sent pas d’ironie…

Non, parce qu’il y a la foi. C’est très important pour moi d’avoir foi dans le sujet parce qu’il serait très facile de tomber dans un cynisme absolu. Et ce n’est même pas une question de sujet parce que le thème de Dracula, je ne l’aime pas, en soi il ne m’intéresse pas du tout… mais j’ai foi en mon propre film et dans les images que je tourne car je sais qu’elles donneront quelque chose. Cette foi dans le travail est très importante. La conséquence naturelle de cela, c’est qu’il y a une foi qui est transférée sur les personnages, sur le sujet. C’est très important d’avoir cette attitude,  cette croyance, surtout quand tu es seul. Tu as des petits moyens, tu peux diriger le mouvement des acteurs mais tu es tout seul. Tu n’as pas de scénario trop sécurisé. Tu n’as pas les gens qui t’aident comme dans un film conventionnel, un assistant réalisateur et tout un entourage, pour te dire à chaque fois que tout ce que tu filmes est bon. Tu n’as pas non plus de moniteur. Moi, je tourne sans jamais regarder d’images jusqu’à la fin du filmage. Alors, il y a cette foi dans l’idée du film, dans le film même, quels que soient les compromis que l’on peut faire durant le travail, qui est transféré dans le sujet et dans les personnages. Après, tu peux mettre de l’ironie mais comme il y a cette base qui est déjà très sincère… Mais en même temps, ce n’est pas quelque chose de prétentieux, ce n’est pas une posture, c’est naturel parce que, comme tu es seul, tu dois avoir cette foi dans tout ce qui peut arriver, pour faire tenir tout ça. Au final dans le film, il y a beaucoup d’ironie dans les détails. Entre ce qui est sublime et ce qui est ridicule, la ligne de partage est souvent très étroite. Manger, faire des choses un peu folles, moi aussi j’aime cela. Comme il y a toujours ce fond de sincérité, qui est nécessaire pour donner de la crédibilité au film, je crois que ça s’équilibre. C’est une combinaison entre cette foi générale et une ironie dans les détails les plus concrets. Habituellement, dans les films conventionnels, c’est l’inverse. Il y a une sorte de cynisme et d’ironie totale parce que l’on est dans l’industrie et parfois, il y a quelques détails où on sent un peu de foi. Dans mon cinéma, c’est le contraire. Tu peux avoir beaucoup d’ironie mais sans jamais tomber dans le cynisme. J’en mets parfois dans le jeu, dans les scènes en alternant les registres, amusement ou autre, au point que l’on puisse parfois se demander ce qui se passe quand on voit le film, mais je le fais toujours en m’éloignant d’un certain cynisme.

Et le fait de recourir à des acteurs non professionnels, ça va aussi dans ce sens-là?

Oui, c’est clair. Ça fait partie de l’amour ou de cette foi qui est là sans être soulignée.

ils n’ont pas un rapport cynique aux personnages ou professionnel…

Bien-sûr, c’est la même chose avec les techniciens. Je crois que ça ne m’est jamais arrivé de prendre des techniciens professionnels que je ne connaissais pas. La personne qui a fait le son pour ce film-là n’était pas un ami même s’il l’est devenu par la suite, mais il avait travaillé sur mes premiers films. Quand on a fait "Honor de Cavallería", c’était son premier long métrage donc ce n’était pas vraiment une relation professionnelle. Tous les gens avec qui je travaille, ce sont en quelque sorte des non professionnels. Ils grandissent un peu avec moi mais aussi en travaillant à d’autres films. Je crois que ça aide beaucoup. Cette dimension humaine fait la richesse et l’ambigüité du film. Il y a des personnages cyniques, de la manipulation partout, du raffinement, de la sophistication, mais on ne peut pas s’empêcher de sentir en même temps cette émotion un peu directe qu’il y a dans le rapport entre les gens qui font le film.

Ce qui est peut-être nouveau par rapport aux mémoires de Casanova, c’est le personnage du serviteur qui est une sorte d’avatar de Sancho?

Oui, c’est un peu le prolongement de l’amitié de Quichotte et Sancho, mais qui a évolué. Ce ne sont pas les mêmes rôles. Il y a avait avant un rapport très clair, le maître et l’élève, et Sancho était plus innocent. Ici, le servant est toujours émouvant, toujours innocent, mais c’est un peu plus complexe. Le personnage est sans cesse débordé, par l’argent et après par les femmes… D’une certaine façon, il est encore le symbole de l’innocence qui est au cœur de mes films même si ce film-là est plus sophistiqué, plus manipulateur. Le servant a cette candeur et on la sent dans l’interprétation. À la toute fin, il tombe dans la manipulation des filles, de l’argent, du vampire. Autour, tout le monde ne cesse de faire des calculs mais lui n’en a pas conscience, et à la fin il tombe, il tombe…

d’ailleurs, la scène finale est assez drôle, celle où le servant énumère les maîtres qu’il a eus à l’une des servantes. Il les décrit comme des maîtresses, presque comme les relations d’un ménage amoureux, et il ne voit pas le désir qu’il y a là, tout à côté de lui…

Oui, c’est un peu cette idée. Ça n’était pas écrit dans le scénario mais l’idée s’est affirmée au fur-et-à-mesure du tournage, cette innocence au milieu d’un environnement corrompu et hyper manipulateur. C’était émouvant. En plus, c’est quelque chose qui n’apparaît que tardivement, car il y a beaucoup de degrés de signification que j’ajoute volontairement pour sortir de cette étiquette du cinéma d’auteur dépouillé. Il y a les allusions à l’histoire, la métaphysique… J’ajoute, j’ajoute, j’ajoute sans me préoccuper de la cohérence globale mais ça finit par avoir un sens. Parfois, c’est assez complexe, comme la scène par exemple où le serviteur mange des pommes en compagnie des filles. Il y a un peu trois ou quatre films qui se déroulent en même temps. Le film de genre, le film métaphysique, le film plus littéraire, le film naturaliste qui rappelle mes films précédents… On ne sait jamais très bien dans quel film on se trouve et quel film on est vraiment en train de regarder. Je crois qu’on le sent particulièrement dans la seconde partie, ça arrive petit à petit, peut-être que c’est trop parfois, je ne sais pas… Moi-même quand je regarde le film, je trouve que c’est surprenant et le spectateur aussi sûrement. C’est un film qui, d’une certaine manière, se détruit lui-même. Le début est très clair, puis petit à petit, ça devient plus complexe et à la fin, il y a cette précipitation qui nous laisse dans la confusion. On ne comprend plus, on ne fait que saisir de petits morceaux narratifs qui sont là, ajoutés. Le film se détruit. C’est comme le mal qui avance, qui détruit tout, la structure même du film, son naturalisme, sa sensualité. C’est cette sensation que j’ai quand je vois le film.

Ce qui me semble récurrent dans votre cinéma, c’est que vous allez chercher dans des formes de cinéma populaire : le récit d’aventure, la comédie ou le burlesque… Ce sont des éléments que vous intégrez sans basculer totalement dans ces genres. Est-ce que c’est important pour vous de garder cet ancrage?

Dans ce film-là, oui. C’est également très proche des mémoires de Casanova, cette idée de cumuler les aventures, de passer d’un sujet à l’autre mais aussi d’y mettre de l’imaginaire. Parfois, cela se fait de manière très rapide et on passe aisément d’une chose à l’autre dans les conversations. Dans la seconde partie du film, quand Casanova arrive dans la fermette, il y a cette scène de déjeuner où il se met à parler de l’argent, de l’opéra… Avec une poignée de mots clés, il convoque tout l’imaginaire du 18ième siècle et un imaginaire d’aventure, le tout dans une conversation ordinaire. C’est quelque chose que j’avais lu dans un livre de conversations avec Jean-Pierre Melville. Je n’aime pas Melville…

pour le coup, c’est un cinéma extrêmement formaliste, très rigoureux et "contrôlé"…

Je ne déteste pas son cinéma mais il ne fait pas partie de mes réalisateurs préférés. En tout cas, il raconte dans ce livre quelque chose d’intéressant. Une fois, Melville parle avec un ami de "La Splendeur des Ambersons", le film de Welles. Il dit à cet ami : "moi, j’aime beaucoup la scène où les deux personnages dansent sur une terrasse avec en arrière-fond un champ de coton". L’autre est incrédule et lui dit qu’il ne se souvient absolument pas de cette scène. Melville insiste mais son ami lui rétorque qu’il a revu le film récemment et que cette scène n’y est pas. Melville s’étonne, soulignant pour lui que c’est pourtant l’une des plus belles scènes du film. Il vérifie en repassant le film et dit : "effectivement, les personnages sont en train de danser dans une pièce et ils ne font que parler du champ de coton". Pour Melville comme pour le spectateur, il suffit de deux trois mots pour susciter tout un imaginaire mental. Dans la scène du déjeuner, c’est un peu le même procédé. Casanova parle d’une histoire de mariage, d’un couvent où sont enfermées des filles, d’une comtesse, de l’opéra, d’une dégustation d’huîtres, et tout ça, vlan, cela créé automatiquement un imaginaire. Il suffit de quelques mots dans une petite conversation informelle et même si le cadre de la ferme est très ordinaire. Même si on est englué dans ce quotidien très sale, on ne peut s’empêcher de projeter cet imaginaire dans notre tête et de mélanger les deux visions. On imagine tout ça, les imaginaires se confondent. C’était quelque chose qui était important dans le film pour donner cette impression d’accumulation, de somme de moments et d’expériences, et cette puissance qui est propre à Casanova.

  

(Les photos sont extraites du dossier de presse :
© 2013 Bego Anton | © 2013 Román Yñan | © 2013 Standard Books)
 
 
 

 

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A propos de William LURSON

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