[Compte-rendu] Arras Film Festival 2022 : JOUR 3. Des bières, des fusils, des femmes et Mozart.

Dernière journée, déjà, dans le Nord, toujours assez animé lorsque s’éteint la lumière du jour et que se prolongent les jours de festival sous l’éclatant dôme blanc qui orne la grand’place, à force reprise, bières et chenilles étranges. Une atmosphère joyeuse et animée qu’éclaire de sa lumière blafarde les néons de la grande roue de la place, avant que s’évacuent dans le silence les derniers chants des buveurs aux corps résonants de houblons et de Pierre Bachelet.

C’est cette même grande roue que l’on retrouve au petit matin brumeux, pour deux derniers films au scalpel, manèges à sentiments.

 

  • L’homme le plus heureux du monde, de Teona Strugar Mitevska

Ce n’est pas d’ailleurs vraiment la joie qui prédomine, malgré son titre, dans « L’homme le plus heureux du monde » qui voit l’ultramoderne solitude poser ses ailes douceureuses sur la capitale de nos douleurs : Sarajevo.

Le cœur outragé de la Bosnie, donc, et celui de nos hontes, dans un dispositif à la fois limpide et impressionnant : Asja, 40 ans, est célibataire. Pour lutter contre l’ennui, elle s’inscrit à une journée de speed dating où nous la retrouvons lorsque le film démarre.
De questionnaires imbéciles en hymnes et catchline, elle attend en silence l’homme qui a discuté avec elle. Quand il survient enfin, Zoran, banquier, suscite immédiatement l’effroi.
Il est émacié, tremblotant, et ne parvient pas à se laisser aller.

C’est que Zoran n’est pas là pour l’Amour, mais pour la confrontation et l’absolution : Zoran sait parfaitement qui est Asja. Qui était Asja : il s’est engagé, tout jeune homme, du côté des serbes de Bosnie et, un soir d’hiver, a mitraillé l’appartement où se trouvait la petite et ses parents.

Comment faire société alors, quand celui que tu pourrais aimer est aussi ton ennemi ? Quand ton voisin peut se retrouver de l’autre côté du front ? Quand on porte à jamais des cicatrices qui finissent par même contaminer les questions en cours dans le speed dating ?

On pourra reprocher au film de Mitevska son aspect mécanique, la faute à son dispositif qui très vite s’embourbe dans une forme assez putassière d’explicatif/démonstratif (finalement, oui, c’est dur de vivre dans un pays des Balkans) quand il ne se vautre pas carrément lorsqu’il tente un pas de côté ridicule (la séquence de fusillade rêvée, complètement hors de propos).

Il faut pourtant, sous ses défauts, applaudir l’entêtement qui gouverne sa mise en scène : unité de lieu, d’acteurs, d’actions. Mais qui contiennent le monde dans leur théâtre.

Dans son meilleur, et souvent d’ailleurs dans les séquences dites molles (le repas etc) cette obstination devient étouffante, gonflant doucement sous la pression du passé, éclatant en brutaux shrapnel de violence où Asja finalement ne vaut pas mieux que lui, quand ce ne sont pas l’ensemble des participants qui se joignent à l’humiliation pour interroger une humanité en lambeaux.

Quand il atteint cette justesse, le film est bouleversant et hanté.

Restera donc un film un peu trop long, un peu trop poseur (ce dernier plan…), mais avec une belle idée forte, tenue, douloureuse et asphyxiante.

 

  • Il Boemo, de Petr Vaclav

De douleur il est question aussi dans la grande traversée biopic de Petr Vaclav, qui conte la vie de Josef Mysliveček, grande compositeur précaire du XVIIIe siècle, acclamé par l’Italie et l’Europe puis jeté aux oubliettes de l’Histoire ou presque.

Au fascisme de la mise en scène du film matinal répond alors ici un voyage délié, jonglant avec les lieux, trimbalée comme son héros principal de commandes en commandes du nord au sud, de la jeunesse à une déchéance syphilitique qui lui arrachera la quasi entièreté du visage (tiens tiens, un masque, à nouveau, voir notre jour 2).

Film d’une ambition grandiose, aussi bien dans la précision de sa reconstitution musicale que de celle d’une époque, on se laisse emporter étrangement malgré une crainte initiale par le souffle discret de sa mise en scène, savourant la qualité de l’œuvre de Mysliveček (certaines pièces furent enregistrées pour l’occasion), se délectant de ses amours passagères ou durables avec des femmes fortes, qu’il consomma ou consuma, Dom Juan porté au gré de son cœur et de son pénis, on s’infiltre dans les arcanes des théâtres et opéras à la lueur d’une bougie, goutant les miettes jetées par les nobles depuis les balcons, ricanant à la séquence improbable du roi chiant dans un pot face au compositeur.

Bref, on s’emporte et on se laisse emporter, par cette faussement calme reconstitution où tout semble suinter la mort déjà présente et le froid sous le feu.

On ne peut bien sûr (sorry Petr, pas le choix) que penser à l’intouchable Amadeus de Forman, bien plus grandiose, bien plus baroque, bien plus fou (on souffre ici un peu de sagesse et pruderies bizarres, vu le personnage).

Vaclav semble le savoir, et il organise son point d’orgue de tout le film lors d’une simple veillée aux chandelles où Mysliveček, au cœur de sa gloire, se fait présenter un jeune blondinet au piano.

La pop culture s’active : il s’agit bien de Mozart, qui admire Mysliveček. Mais quand il lui demande de jouer l’introduction d’une de ses œuvres, le maestro, croyant impressionner le gamin, s’exécute.

En se levant, il se fige : le jeune prodige reprend entièrement de tête sa mélode et l’améliore, l’affine, lui ajoute afféteries et harmoniques divines.

Entre ici Llewyn Davis (du nom de ce personnage des Coen qui lutte pour réussir sur la scène folk new yorkaise avant, au moment possible de gloire, de croiser un débutant du nom de Bob Dylan) du siècle des Lumières. La messe est dite : dans ce beau film de vanité, Myslivecek rejoindra l’ombre et les poussières.

 

 

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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