Angelica Liddell devrait être vue au Théâtre de l’Odéon de la même manière que l’on voit Amélie Nothomb sur les présentoirs des librairies en période de rentrée littéraire : avec un sourire en coin, et l’intime conviction qu’il y a une arnaque derrière tout ça, que cette année, on ne se fera pas avoir. Le moment n’est pas encore venu : tel un essaim de mouches, le petit monde des amateurs du théâtre vient encore s’agglutiner chaque année sur le parvis du théâtre de l’Odeon, se demandant ce que la sorcière de ces lieux aura bien pu lui concocter. Le moment arrivé, nous nous délectons de nous voir jeter en pleine figure les déclarations et actes provocateurs que Liddell supervise ou effectue en personne sur scène. Il faut en finir.

© Samuel Rubio

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Angelica Liddell s’est créée une personnalité, et en joue, propageant l’idée que ce qu’elle exprime sur scène sort tout droit de ses tripes. Après un prologue muet et ésotérique, et la diffusion d’un très long extrait audio des Communiants d’ Ingmar Bergman sur un vide scénique abyssal, Liddell arrive enfin sur scène à petits pas lents dans sa robe en velours rouge, les cheveux en bataille telle une jeune fille possédée de film d’horreur. Elle allume une cigarette, la fume et l’écrase sur le velours rouge qui inonde le plateau. Elle émet quelques déglutissements, que le micro HF nous retransmet généreusement. Sa première phrase, chuchotée et incompréhensible, s’affiche en français au fond de la scène, sur une gigantesque reproduction de la Vénus d’Urbin du Titien. Commence alors un habituel monologue abordant pêle-mêle les thèmes récurrents du théâtre d’Angelica Liddell : l’amour, la mort, l’extase, Dieu, la souffrance. Pêle-mêle, parce que son monologue semble moins relever de la démonstration – le véritable amour se confond à la foi – que du déversement de phrases choc. Dictionnaire des antonymes à la main, l’artiste empile les oxymores à un incroyable et incompréhensible débit. Le spectateur est pris en otage, transformé en exutoire. Et quand il n’y a plus de mots ? Elle gesticule sur du Bach, et semble même mimer les gestes d’un handicapé mental. Les yeux exorbités et la langue tirée, Liddell joue à être Liddell, jusqu’à la nausée. Une fois l’épuisement – mais disons plutôt « dépassement de soi » – atteint, elle passe aux images scéniques, troisième partie du spectacle structurée autour de la Première lettre de Saint-Paul aux Corinthiens. Au programme, mise sous perfusion du Christ et chaîne de morsures pour évoquer l’eucharistie. Le symbole est violent, mais n’en est pas moins facile. D’autres images suivent, plus ou moins ésotériques et provocantes, sous les déambulations et l’oeil enjoué de Liddell, qui dirige les corps avec des gestes de chef d’orchestre. Cerise sur le gâteau : lors du salut, un cadavre de renard pend entre la troupe et le public.

© Samuel Rubio

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Vers le milieu du spectacle, Liddell avouera tout en riant : « Je ne peux éviter la confession ». Elle rit, car ce prétexte demeure la formule magique de chacun de ses spectacles, bien qu’on lui reproche chaque année sa pratique du théâtre comme exutoire. Derrière la confession, Liddell se joue de nous. Elle sait qu’elle est désormais une star. Depuis You are my Destiny, elle n’a pas quitté ses talons noirs à strass. On se souvient, l’année dernière, du geste final qui bouclait son You are my Destiny : après un spectacle grave, douloureux et pesant, ponctué de chants grégoriens, une musique pop italienne retentissait et la metteuse en scène saluait le public en lui montrant fièrement son sexe, le sourire aux lèvres. Cet acte annulait ainsi tout ce qu’elle avait pu essayer de nous transmettre pendant deux longues et éprouvantes heures de spectacle. Cette année, le spectacle dure moitié moins longtemps, et Liddell assume deux fois plus la joie qu’elle éprouve à violer l’inviolable, défendre l’indéfendable, sous l’unique prétexte que le théâtre est hors-la-loi, et qu’on peut y confesser ses maux et désirs les plus inavouables. Dans Todo el cielo sobre la tierra (en 2013 au théâtre de l’Odéon), sa muse était Anders Breivik, responsable de la tuerie d’Utoya de 2011 ; l’année dernière, elle défendait l’idée que le viol est le plus bel acte d’amour ; cette année, c’est la figure de Charles Manson qui est projetée régulièrement sur scène.

Que le théâtre soit hors-la-loi est une chose ; prendre du plaisir à choquer par des images simplistes mais théâtralement valables car violentes, et légitimer le tout par la mise en avant de références sacrées (d’extraits de la Bible à Bergman) en est une autre. Il ne faut plus être choqué par Liddell : cette réaction ne ferait qu’alimenter son prochain numéro. De ses spectacles, il ne faut plus dire « je serai là », mais bien « je suis las ».

Primera Carta de San Pablo a los Corintios, d’Angélica Liddell
Pièce en espagnol et suédois, surtitré en français
10 – 15 novembre 2015
Location 01 44 85 40 40 / http://www.theatre-odeon.eu
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon, Paris 6e
Métro Odéon (lignes 4 et 10) – RER B Luxembourg

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