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Du 12 au 21 mars dernier se tenait en ligne la 43e édition du festival parisien Cinéma du Réel, dans les conditions les plus proches possibles d’une édition physique, avec projections à heures fixes et rencontres, invitant le spectateur à se créer un parcours. Le festival s’est donc inventé un surnom de circonstance : « CANALRÉEL », sur le modèle éclaté et diversifié de la télévision des années 1980. Au programme cette année, outre les traditionnels films en compétitions (courts et longs-métrages français et étrangers), une rétrospective du cinéaste français Pierre Creton, avec la diffusion d’une trentaine de ses films dont beaucoup invitent à la ruralité, mais aussi des séances spéciales, parmi lesquelles le film Nous d’Alice Diop, primé à la 71ème Berlinale, ainsi que deux sélections thématiques : Cinéaste en son jardin et Front(s) Populaire(s). Pendant ces dix jours, nous sommes allé·e·s à la rencontre de ces films du monde entier. Un voyage au cours duquel nous avons partagé, souvent, l’intimité de ces cinéastes, et découvert, toujours, des formes riches et variées, parfois expérimentales, parfois plus classiques, et des modes de narration hybrides et surprenants. Beaucoup de films réalisés par des femmes, certes, mais aussi (entre autres) de nombreux portraits de personnages masculins qui interrogent et critiquent la notion de virilité ainsi que les univers traditionnellement masculins. Une sélection dont les ressorts techniques et les enjeux de fonds reflètent profondément notre époque, donc. Retour sur douze films de la sélection française et internationale qui nous ont marqués.

 

The Filmmaker’s House de Marc Isaacs

Un film « home mad »

 

Marc Isaacs n’est pas du genre à faire trois pas hors de chez lui sans être muni de sa caméra. Il affiche d’entrée de jeu son attachement aux « ordinary people », sa capacité à s’émouvoir des rencontres avec les altérités plurielles qui peuplent la ville et font partie de son quotidien — par exemple, un sans-abri alcoolique slovaque à qui il vient rendre visite lors de ses séjours répétés à l’hôpital ; une femme de ménage colombienne endeuillée et superstitieuse ; une voisine pakistanaise intégralement voilée, aussi généreuse que franc-du-collier ; un ouvrier dans le bâtiment suporter d’Arsenal. Mais un film sur la vie du peuple n’intéresse personne, surtout pas les financiers. Quand le réalisateur s’entend dire par sa productrice qu’il doit pitcher un film incluant du crime et du sexe, il fait le choix paradoxal de passer une journée entière chez lui à filmer, à laisser les événements advenir. Le seul crime qu’il parviendra à capter est celui du pigeon mis à mort par le chat angora sur le tapis de la salle à manger (et celui du tapis souillé par le sang dudit pigeon). Dans une de ces maisons de ville partagées caractéristiques de l’Angleterre des classes moyennes, des univers se rencontrent, ou plutôt se télescopent. Imaginé comme un huis clos délirant prenant appui sur le réel, le film dresse un portrait de l’Angleterre contemporaine, cosmopolite et burlesque, où le comique de situation régnant à chaque instant n’a d’égal que le tragique des divisions sociales. Il questionne avec brio les limites de l’hospitalité dans un rendez-vous où les trois monothéismes se trouvent face à face en présence de la figure quasi biblique du mendiant. The Filmmaker’s House pourrait s’apparenter à une hybridation jouissive entre la sobriété opiniâtre d’Alain Cavalier et la provocation de Ruben Östlund, mettant en tension tout ce qui est possible dans un cadre réduit, avec les outils techniques du documentaire et les attentes de la fiction.

 

The Fiilmmaker’s House, Marc Isaacs © 2021

 

Les Prières de Delphine, de Rosine Mbakam

Le tourbillon de la vie

 

« Je suis une actrice professionnelle, un cadeau que Dieu m’a donné. Je ne joue pas un rôle au cinéma ni à la télé, mais je joue dans ma propre vie ». Il y a dans l’urgence de cet entretien des allures d’exorcisme. Une expurgation face caméra ; le dispositif se faisant l’interface entre Delphine et l’oreille du divin, comme l’indique le titre — ou l’oreille de la réalisatrice, au choix. Dès la scène d’ouverture, Rosine Mbakam pose le contrat de confiance avec son sujet : s’il y a besoin de faire des pauses, ou coupe. Delphine saisira l’opportunité tout au long du film, segmentant les sessions de récits à son rythme et promettant de continuer plus loin la fois d’après, inscrivant la démarche du film dans un processus quasi thérapeutique.

Cette femme Camerounaise de trente ans parle comme une vieille femme tant l’âge adulte a forcé le passage dans sa vie. Elle perd sa mère à 5 ans, devient elle-même mère à 13 ans à la suite d’un viol, se prostitue dès l’année suivante pour tenter de financer l’hospitalisation de sa nièce atteinte de la malaria. Puis elle épouse un homme qui pourrait être son père, pour offrir à ses enfants une meilleure vie, en Belgique.

Les relances douces de la réalisatrice, les gouttes de pluie s’écrasant sur la verrière et les temps morts de l’entretien tranchent avec l’histoire de Delphine qui se déverse comme un torrent, l’histoire qui a littéralement besoin d’éclater. Les monologues de Delphine sont terribles dans les faits, flamboyants dans le style — quelque part entre le récit de vie de Portrait of Jason (l’ivresse en moins) et le monologue de Françoise Lebrun dans La Maman et la Putain. Delphine est nichée dans de multiples couvertures, dans son lit en désordre. Son témoignage est sans fard, mais elle est toujours maquillée pour les séquences, car il faut se mettre « back to business ». Elle se compare à un avion que nul ne peut arrêter. Même pas l’hypocrisie intéressée des gens du village, là-bas au Cameroun ; même pas les personnes qui, prétendant la sauver des eaux troubles, lui ont encore fait boire la tasse ici en Europe. Rosine Mbakam pose un regard plein d’amour sur Delphine, un regard de soeur d’adoption et de compatriote. Du fait de leurs positions sociales, les deux femmes n’auraient jamais pu se rencontrer au Cameroun. En Occident, elles sont réunies par le même regard posé sur leur couleur de peau. La filmeuse et la filmée en rient ensemble tout en faisant la « balance des blancs ». Si le supplique de Delphine retentit comme un cri particulièrement déchirant, il est certain que ce film fait prière commune pour une trêve dans l’acharnement systémique contre les femmes, les pauvres et les immigré·e·s.

 

Les Prières de Delphine, Rosine Mbakam © 2021

 

Désir d’une île de Laëtitia Farkas

Paradis (presque) perdu

 

Premier film de la réalisatrice Laëtitia Farkas, Désir d’une île nous plonge au cœur du camp d’Orel dans les Landes, un camp de vacances caché dans la forêt, créé par des russes blancs (et notamment l’arrière grand-mère de la cinéaste) il y a plus de soixante-dix ans. Un lieu que la jeune femme connaît bien, dans lequel elle a passé toutes ses vacances, enfant. Dans cette « île » qui n’en est pas une, une vie s’organise, loin de tout, coupée du reste du monde, où l’on tente de faire perdurer la culture du pays perdu.

Évidemment, la réalisatrice aurait pu emprunter la voie du film militant, aborder le contexte historique et politique, faire entendre la voix de ces exilés. Si des bribes de conversations entre les pensionnaires du camp laissent entrapercevoir quelques discours politisés, ce n’est pourtant pas là le cœur du sujet. Laisser une trace de ce lieu voué à disparaître, capter une atmosphère, voilà bien la volonté de Laëtitia Farkas, consciente que les traditions se perdent peu à peu et que les habitués sont de moins en moins nombreux à fréquenter ce refuge. Dès les premières images, la caméra entraîne le spectateur au cœur du camp, se frayant un chemin entre les pins. Puis elle l’abandonne là, au plus près de ceux qui y vivent, sans jamais s’attarder à donner des détails géographiques. Comme s’il ne fallait pas trop en dévoiler, entretenir un certain mystère. Les images d’archives s’entremêlent volontiers à celles d’aujourd’hui, patinées, et la frontière entre les époques tend à s’effacer. Aucune voix off, pas non plus d’interviews face caméra, le spectateur parcourt le film comme une promenade sans guide, où il se laisserait porter au gré du vent. Ici, c’est le ressenti qui importe. Au discours, la cinéaste préfère le sensible, laissant la caméra s’arrêter sur les corps, les arbres et l’océan, dangereux et enveloppant. La proximité entre l’homme et la nature, les moments de convivialité qui rythment le quotidien, sont autant de motifs récurrents qui donnent le ton et parlent d’eux-mêmes.

 

Désir d’une Île, Laëtitia Farkas © 2021

 

Dans cette communauté, trois personnages masculins se détachent à la caméra, comme autant de points de repères. Wladimir, Nikita et Tibor, trois générations dans la même famille qui offrent leur point de vue, le vieil homme, le jeune homme pas tout à fait adulte encore et le petit garçon. À travers eux, se dessine une identité de lieu, un lieu où se croisent tous les âges de la vie. Il y a d’abord le représentant des anciens, Wladimir, bercé par les chaînes russes de la télévision, nostalgique d’un temps révolu. Lorsque son fils Nikita part en Russie pour participer à une compétition de surf, sa femme et lui ne cessent de s’inquiéter, effrayés à l’idée que la Russie leur prenne leur fils. Le jeune homme est mis en garde par ses parents : surtout, qu’il ne parle pas de politique là-bas. Point de jonction entre l’ancienne et la nouvelle génération, ce dernier semble concilier sans difficulté cet attachement au pays d’origine, à la mémoire et aux traditions (dans une scène, il dresse le profil des différents buveurs de vodka) avec la vie moderne, la culture française et les aspirations des gens de son âge. Enfin, il y a le petit Tibor, qui grandit au fil des images et se construit en prenant modèle sur son père et son oncle.

Le film s’achève comme il commence, sur cet océan garant de la mémoire du camp. Alors même que les repères spatio-temporels sont balayés, c’est peut-être pourtant cette sensation du temps qui passe qui restera dans les esprits.

 

Garage, des moteurs et des hommes de Claire Simon

Le lieu où tout se joue

 

En trente ans de carrière, la réalisatrice Claire Simon est déjà à la tête d’une œuvre documentaire et fictionnelle riche, dans laquelle le romanesque puise dans des récits authentiques sa matière première.

Avec ce nouveau film au titre évocateur tourné cet été 2020, elle nous embarque dans le village où elle a passé son enfance, Claviers dans le Var. Déambulant dans les rues désertes, la caméra la suit le temps d’une brève visite guidée ponctuée de souvenirs en voix off, qui marquent l’évolution du lieu. Un lieu devenu peu à peu une station touristique, un havre de paix pour les retraités. Les gens meurent, mais le village, lui, ne meurt jamais, il se transforme, expliquera-t-elle. Une fois le décor posé, la réalisatrice disparaît et laisse place au récit, à Christophe et son garage.

Seul endroit vivant du village, où l’on croise les habitants, le garage semble être le centre névralgique de Claviers. Tel le saloon dans les westerns, il est le point de rencontre des hommes. Un espace où la masculinité peut s’exprimer sans filtre, où l’on vient passer un moment, discuter, montrer sa nouvelle moto aux copains, mettre les mains dans le cambouis tous ensemble… comme on irait siroter un whisky au comptoir d’un bar en refaisant le monde. Évidemment, les femmes n’ont pas vraiment leur place là-dedans. Toujours bien accueillies néanmoins par le maître des lieux, qui soigne sa clientèle, elles ne sont que de passage. La cinéaste quant à elle, semble se délecter de cette place de témoin qui lui a été accordée et lui permet de filmer ces hommes entre eux.

 

Garage, des moteurs et des hommes, Claire Simon © 2021

 

Car si l’objectif initial était de filmer un territoire à travers un lieu unique et les allées et venues des habitants dans celui-ci, très vite, le récit évolue vers autre chose. Via la présence de Romaric, l’apprenti de Christophe, se pose la question de la paternité, de cette transmission d’homme à homme. Aux côtés de son patron, le jeune homme n’apprend pas seulement un métier, mais aussi des attitudes, des comportements, un langage spécifique, quelque chose d’insaisissable pour nous, femmes, dont Claire Simon a tenté de se saisir malgré tout.

Mais ce qu’elle saisit parfaitement, c’est sans aucun doute le caractère romanesque des faits et gestes du quotidien. Ici, chaque panne, chaque intervention sur un véhicule devient une histoire à part entière. C’est avec un intérêt manifeste que le spectateur suit le parcours de ces clients, de ces voitures qui se succèdent sous les mains expertes du mécanicien. Lorsque tout ne se passe pas comme prévu, que la colère et l’impatience prennent le dessus, la tension est véritablement palpable, soulignée par les sonorités métalliques de la bande son de Nicolas Repac et les nombreux plans montrant les corps contorsionnés, prêts à tout pour venir à bout de ces ennemis de ferraille.

Certains « réparent » les vivants, Christophe, lui, répare ces corps métalliques. Finalement, ici aussi, tout n’est qu’affaire de fluides, de pièces usées, etc. Son bistouri à lui, c’est sa clé à molette. D’ailleurs, les clients se succèdent au garage comme les proches d’un malade qui attendraient des nouvelles dans les couloirs de la salle d’opération, fébriles. « C’est grave docteur ? ». Chacun attend avec inquiétude le diagnostic, le verdict qui s’apprête à tomber. À l’image de cette jeune femme, tendue, qui sait que la note va être salée…

Et puis chacun retourne à sa place, la réalisatrice s’éclipse sans bruit, abandonnant les hommes dans leur sanctuaire, et nous entraîne avec elle pour nous offrir une dernière vue d’ensemble sur son village d’enfance. La boucle est bouclée.

Garage, des moteurs et des hommes sera diffusé cet été sur France 3 mais la documentariste nous réserve également une sortie en salles de cinéma prochainement avec le film Le fils de l’épicière, le maire, le village et le monde, tiré de sa série Le Village.

 

Ivre de Soule de Skander Mestiri

D’Art et d’Essais

 

Voici une caméra qui s’abîme dans la mêlée, qui a soif de testostérone, ou qui a soif tout court. L’excellent court-métrage de Skander Mestiri à la patine cinéma amateur, nous plonge dans l’univers sanguinaire d’un club de rugby drômois sur le déclin (l’U.S.D.B), qui aligne les fûts de bière plus que les trophées. Il s’agit alors de sauver l’honneur, car les ennemis s’apprêtent à fouler le terrain domestique : une défaite à domicile serait la pire des humiliations. À travers un brillant montage qui s’attarde tantôt sur des morceaux de corps adipeux ou blessés dans les vestiaires comme dans la boue, tantôt sur les visages sculptés par les coups et pétris par la peur, la caméra semble constamment avoir perdu le ballon, comme si elle accusait un léger retard sur le réel. Cette « course à la qualif » prend sous bien des aspects des allures de scène de bataille, où les cuivres inquiétants sonnent le combat au côté des chansons paillardes et des cris de ralliement ; où l’enjeu est bien de défendre sa terre. La place disproportionnée qu’occupe cette passion dans la vie des joueurs — en dépit de leurs déboires — laisse en creux une vertigineuse impression de vide comblé par les beuverie et la camaraderie. C’est une fragilité qui est à certains moments très bien dépeinte par le film, aux côtés de séquences qui prêtent à sourire, plutôt à charge d’une virilité décadente et antisportive : « On va essayer de faire mal, c’est le but du rugby ».

 

Ivre de Soule Skander Mestiri © 2021

 

Random Patrol de Yohan Guignard

Voyage à sirène éteinte

 

No plan. Pas de destination. Just « Random Patrol ».

Ce fragment de dialogue d’ouverture résonne comme un mantra pendant les trente minutes de ce film où l’on assiste à la journée de patrouille lambda d’un officier de police à Oklahoma City depuis son véhicule de fonction. La caméra est presque exclusivement braquée sur le visage terne du policier, sur le mode d’une interview libre peuplée de silences, de confidences et d’obéissance au protocole. Elle reste sagement à la place du passager, et l’on s’ennuie un peu avec elle dans ces banlieues de classe moyenne. Sur un plan beaucoup plus métaphysique, le film est aussi l’aperçu d’une traversée du désert dans la vie de ce personnage, très en demi-teinte, bien éloigné de l’image du shérif viril. Le désoeuvrement dont il est question dans ce quotidien fait d’errances et de méfiance ouvre un gouffre de tristesse et de colère sans but. Les fantômes de son divorce et de l’accident de son père le submergent et font écho avec le paysage : des routes inondées. Des routes qu’il faut à tout prix condamner, ou surveiller. Avec un sens aiguisé du cadre, Random Patrol est film au rythme juste, à la retenue digne d’un barrage trop zélé, comme un tour mélancolique dans une barque munie d’une sirène.

 

Random Patrol, Yohan Guignard © 2021

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