Georges Frideric Handel – « Arie Per la Cuzzoni » – Hasnaa Bennani – Les Muffati – Peter Van Heyghen

Alors que chaque mois, fleurit avec plus ou moins de bonheur un nombre effréné de compilations laissant carte blanche à un seul interprète – qu’il soit musicien ou chanteur, un peu plus rares sont les enregistrements dédiés à une voix du passé dont seuls les témoignages écrits peuvent rendre compte. Certes, il ne s’agit pas du premier disque consacré aux airs d’Handel pour la Cuzzoni, mais l’ensemble Les Muffati leur apporte un sang neuf, un regard plein de fraicheur, qu’on peut supposer plus fidèle à ce qu’était la cantatrice. Arie Per La Cuzzoni nous entraine donc dans les sillages de cette diva excentrique du XVIIIe siècle et de ses interprétations des héroïnes d’Handel, qui écrivit plusieurs rôles pour elle. Dans ce voyage, la soprano Hasnaa Bennani ne se contente pas d’interpréter  les personnages : elle endosse le rôle de celle qui les incarna la première. On se laisse toujours porter par une œuvre intemporelle, en oubliant parfois sa conception et ceux qui participèrent à sa mise en place, qui la portèrent. Si Arie Per La Cuzzoni n’offre pas juste une interprétation de plus, c’est que s’ajoute une émotion supplémentaire : l’audition fait travailler l’imagination, par le prisme d’un changement de point de vue salvateur qui raccroche l’opéra à ses acteurs originels, leur redonnant vie. On rêvera avec délice, une version concert qui reprendrait les codes du XVIIIe et dans laquelle Hasnaa Bennani serait déguisée en Cuzzoni pour jouer pleinement le jeu.

Peter Wollny nous rappelle la vie survoltée de Francesca Cuzzoni, de ses frasques et ses amours. Une carrière aussi intense que brève de celle qui naquit à Parme en 1691 et qui après avoir appris le chant un énorme succès lors de sa première apparition dans Dafni d’Emanuel d’Astorga, déclenchant son immense succès. Il est difficile d’expliquer l’ensorcellement que sa voix créait sur son auditoire, mais visiblement, la pureté, une forme d’innocence naturelle semblait fasciner tous ceux qui l’écoutaient. On imagine sans peine à une période où la mise en scène et le pathos était de mise combien cette exception pu hypnotiser ceux qui avaient l’habitude d’artifices plus théâtraux. Toujours est-il que son talent renversant s’exporta rapidement hors de l’Italie ; elle fait espérer les artistes et tourner les cœurs : Heidegger, imprésario d’Handel met deux à la convaincre de venir à Londres, malgré une proposition financière très alléchante, mais lorsqu’il enverra en guise de messager le claveciniste et compositeur Pietro Giuseppe Sandoni, ce dernier en tombera follement amoureux : elle l’épousera dans le bateau qui la conduit en Angleterre. Dès lors, Handel composa pour elle une multitude de rôles, dans lesquels elle exerça à lafois les prestiges de sa voix et les caprices de son tempérament. Peter Wollny cite une anecdote savoureuse où le compositeur menaça même de jeter la diva par la fenêtre « Oh ! Madame, je sais bien que vous êtes une véritable diablesse ; mais je vous ferai savoir que je suis Belzébuth, le chef des diables ». La collaboration entre les deux ne cessa d’être houleuse – et donc passionnée – multipliant les succès, avant que l’apparition d’une rivale du même acabit, tout aussi capricieuse qu’elle, et venue aussi d’Italie, Faustina Bordoni ne déclenche sa chute et sa déchéance. Les deux divas allèrent même jusqu’à donner en spectacle leur pugilat face à un public qui entretenait plus encore l’énergie de la bagarre. Triste et fulgurante carrière que celle de Cuzzoni : 8 années de gloire arrêtées dans une ultime représentation en 1730 contre 48 de glissement vers la descente, jusqu’à sa mort en 1778. Abandonnée, incarcérée plusieurs fois pour ses dettes, elle passera du succès fou à la vente de boutons avant de mourir dans le désespoir et la pauvreté. On imagine volontiers un film fait à partir de ce destin chaotique. Difficile de ne pas rallier ce destin aux terribles biographies de l’âge d’or hollywoodien, à l’impitoyable monde du spectacle qui sévit encore au XXIe siècle, plus impitoyable encore lorsqu’il s’agit de la femme. Comment par exemple ne pas évoquer l’ascension flamboyante d’une Laura Antonelli qui disparut totalement démunie et défaite ?

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La Cuzzoni et sa rivale Faustina Bordini

C’est donc avec un immense plaisir qu’on assiste à ce récital. Il est plus que tentant de l’écouter en pensant à cette « star » de l’ère du baroque, à ce rayonnement éphémère, cette si petite vie pour un talent immense, cette bougie à la flamme aussi intense qu’elle fut soufflée soudainement.

La surprise ne viendra pas du choix des airs, puisés dans Giulio Cesare (1724) Tamerlano (1724), Tolomeo, Re di Egitto (1728), Admeto (1727) , Scipione (1726), Rodelinda (1725), Alessandro (1726), Ottone (1723), Siroen Re di persia (1728). Si l’on se remémore les louanges du naturel de la voix de la Cuzzoni on est frappé par la force de l’interprétation d’Hasnaa Bennani qui semble se prêter à ce double jeu avec une conviction étonnante en interprétant les héroïnes d’Handel avec le moins d’apprêt possible, une recherche de l’épure et de la spontanéité. L’Aria qui ouvre le bal est ainsi l’un des plus célèbres et plus sublimes moments de Giulio Cesare , le « Che Sento ? Oh Dio ! » de Cléopâtre, pour une interprétation toute en finesse, douceur, et douleur. La souffrance ressort plus que jamais dans sa voix, qu’il s’agisse de « False Imagine » (Rodelinda) ou « Sel’moi Duol non è si forte » (Allessandro)  d’une intensité folle. Elle a ce soupçon de fragilité qui sied totalement à la singularité du projet et donne une saveur inédite aux héroïnes d’Handel lors qu’on croyait déjà les connaître par cœur. Cela ne l’empêche pas d’être suffisamment ludique et enjouée dans les trilles et les ornementations de « Scoglio d’immota fronte » (Scipione) et de chanter la constance de l’amour ou l’instabilité des pensées, de la joie au doute, quand le sentiment est épris « Or mi perdo di speranza » (Siroe, Re di Persia)  Quand elle incarne Rodelinda croyant son mari mort, elle suggère tout le déchirement nécessaire sans le pousser vers l’emphase du mélodrame. Et les « Ombres funestes, âmes funestes » d’apparaître dans leur dénuement, sous un jour plus limpide, plus juvénile. Hasnaa Bennani sait laisser avec bonheur une place au silence et à la respiration. L’accompagnement inspiré des Muffati est à l’unisson, porté par une sobriété exemplaire et nouvelle, dans cette relecture pudique, presque discrète, de pages qu’on n’imaginait pas redécouvrir ainsi.

Et parfois, un émoi, un trouble inattendu nous traverse : les mots s’offrent à nous différemment ; ceux de « Falze imagine » dans Ottone désignent l’amour mais semblent soudain s’appliquer aux miroitements du succès et de la gloire : « Fausse image, tu m’as trompée : tu m’as montré un visage aimable ; et ce visage m’a séduite. A présent que la douce illusion est passée, c’est la répugnance et la détresse que je trouve, là où mon cœur avait espéré de la joie »

Ainsi s’entrelacent parfois dans la tragédie l’art et la vie.

CD édité par Ramée
Georges Frideric Handel – « Arie Per la Cuzzoni » par Les Muffati, direction Peter Van Heyghen.
Soprano, – Hasnaa Bennani

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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