Entretien avec Margo Guryan (hommage)

(à l’occasion de la disparition de Margo Guryan et en son hommage, nous mettons de nouveau en avant l’entretien qu’elle nous avait consacré en 2014)

Avec Take A Picture, Margo Guryan a livré en 1968 un album exceptionnel proposant des compositions pop aux arrangements dignes des Beach Boys ou d’Harry Nilsson. Des chefs d’oeuvres accrocheurs comme Think Of Rain, Sunday Morning, Can You Tell, California Shake ont été repris par de multiples artistes. Pourtant, il faudra une trentaine d’année pour que le travail de Margo Guryan soit reconnu à sa juste valeur. A l’heure où Oglio records ressort un album comportant ses enregistrement les plus rares, album intitulé 27 Demos sur lequel nous reviendrons, rencontre avec une compositrice talentueuse qui a répondu à nos questions avec une disponibilité rare.

Il y a quelques temps, un entretien avec Nick Garrie était proposé sur Culturopoing. Alors jeune chanteur anglais âgé d’une vingtaine d’années, celui-ci avait composé un superbe album en 1968, The Nightmare of J. B. Stanislas, qui ne devait être publié et enfin découvert que trente-six ans plus tard. C’est, d’une certaine façon, une trajectoire similaire qu’a rencontrée Margo Guryan dont le seul album, Take A Picture, est également enregistré en 1968 avant de disparaître rapidement et de ne reparaître lui aussi qu’après une trentaine d’années, en 1999. Là s’arrête cependant la comparaison. En effet, si Nick Garrie a été victime d’un enchaînement de circonstances malheureuses (suicide de son producteur, disparition physique de son album…), ce sont au contraire des choix pleinement assumés qui ont conduit l’album de Margo Guryan vers un semi-oubli durant plusieurs décennies.

Comme elle nous l’explique dans l’entretien qui suit, Margo Guryan s’est toujours considérée avant tout comme une auteure-compositrice et non comme une interprète. Elle débute très tôt dans le domaine du jazz. Elle a une vingtaine d’années lorsque son premier titre est enregistré par la chanteuse Chris Connor. Elle fait ensuite son écolage à la Lenox School of Jazz auprès des plus grands : Gunther Schuller, John Lewis, Max Roach y enseignent, Ornette Coleman et Don Cherry sont ses condisciples. On peut d’ailleurs entendre une de ses compostions, Inn Tune, interprétée par Coleman, Roach et Lewis notamment, sur un album dédié aux travaux de la Lenox School (The Lenox Jazz School Concert : August 29, 1959, paru chez FreeFactory en 2009). Elle écrit ensuite des paroles pour deux titres d’Ornette Coleman, Lonely Woman et Una Muy Bonita (rebaptisé To Welcome The Day). En 1964, son premier mari, Bob Brookmeyer, enregistre, avec Stan Getz, Time For Two sur son album Bob Brookmeyer and Friends. Enfin, plus récemment, Edwin, un morceau écrit pour le fils de Gunther Schuller, a été repris par le frère de celui-ci, George Schuller (sur l’album Listen Both Ways, 2010).

Cependant, à ce premier temps du trajet musical de Margo Guryan, évoqué dans le début de l’interview, succède une seconde période entamée par le choc qu’a constitué pour elle la découverte du Pet Sounds des Beach Boys et, surtout, par la chanson God Only Knows. Comme elle nous le raconte, elle abandonne alors le jazz pour la musique pop et écrit des titres qui sont repris avec succès par de nombreux artistes populaires en cette fin des années soixante. Astrud Gilberto, Bobby Sherman, Jackie DeShannon, Claudine Longuet, Julie London, Bobbie Gentry et Glenn Campbell, parmi d’autres, chantent Think Of Rain, Come to Me Slowly, Can You Tell… Sunday Mornin’ est un succès en 1968 dans la version qu’en donne Spanky And Our Gang et, la même année, Marie Laforêt en livre une adaptation française intitulée Et si je t’aime. C’est dans la foulée de ce début de reconnaissance que David Rosner, le second mari de Margo Guryan, lui propose d’enregistrer elle-même ses compositions. Elle nous explique le déroulement de cet enregistrement et pourquoi, malgré le succès critique et la promesse d’un bel avenir, Take A Picture finira parmi les albums en solde dès sa parution.

Les décennies qui suivent font l’objet de la dernière partie de l’entretien. Margo Guryan se tourne alors vers l’enseignement. Elle enregistre encore quelques chansons, rares mais cependant significatives, comme une série de compositions sur le Watergate et, plus récemment, 16 Words, un titre contre l’engagement militaire américain en Irak. Surtout, Take A picture, devenu entre-temps un album culte connu par quelques amateurs éclairés, fait enfin l’objet d’une édition CD, d’abord pirate au Japon en 1999 avant d’être commercialisé en 2000 par Oglio Records qui propose également l’année suivante une compilation d’enregistrements de Margo Guryan sous le titre 25 Demos (compilation augmentée de deux titres pour sa réédition actuelle). Ce n’est peut-être pas un hasard si cette reconnaissance tardive a lieu à un moment, les années 1998-1999, où quelques musiciens tels que Saint Etienne, April March, Isobel Campbell font un retour nostalgique vers la fraîcheur pop des années soixante. Good Humor de Saint Etienne, Chrominance Decoder d’April March, The Green Fields of Foreverland d’Isobel Campbell comportent des titres proches par l’esprit des chansons de Margo Guryan. L’influence de celle-ci ne fera que s’accroître tout au long des années 2000, inspirant de jeunes artistes, suscitant de nouvelles reprises, gagnant de nouveaux fans comme Beck et Shirley Manson. Take A Picture a aujourd’hui pris sa juste place dans l’histoire de la musique pop : celle d’un album qui compte, un album que l’on a envie de partager et de faire découvrir, comme l’artiste qui l’a composé. De Los Angeles où elle vit depuis de nombreuses années, Margo Guryan a répondu à nos questions, retraçant pour nous son histoire et son parcours singulier.

A la Lenox School of Jazz : John Lewis (assis), Max Roach (debout près du batteur), Ornette Coleman (assis à droite, en train de jouer). Il est facile de retrouver Margo Guryan dans la photo.

Je pense que, dès l’enfance, la musique a été très tôt importante pour vous. à quel âge avez-vous commencé à jouer et à écrire ? Vos parents étaient des musiciens. Quel rôle ont-ils tenu dans votre découverte de la musique ?

Mes parents n’étaient pas musiciens. Ma mère a étudié la musique à la Cornell University, mais elle est devenue manipulatrice en électroradiologie médicale. Mon père se débrouillait au piano et il avait une « oreille » merveilleuse, mais il n’était pas musicien non plus. Ils m’ont fait commencer la danse classique à l’âge de cinq ans et le piano à six ans. J’ai dû continuer la danse jusqu’à mon entrée au lycée et les leçons de piano jusqu’à mon entrée à l’Université, où le piano était ma matière principale – mais quand j’ai compris que la dernière année, je devrais donner un récital, j’ai changé de spécialité et j’ai choisi la composition. Je n’ai jamais aimé jouer en public !

Très tôt également, vous vous intéressez au jazz. Comment avez-vous découvert celui-ci ?

Quand mon père m’a fait cadeau d’un tourne-disque, le premier album qu’il m’a offert était East of the Sun de George Shearing… et un autre de Barbara Caroll, mais ce n’est que quand je suis arrivée à l’université (celle de Boston), en 1955, et que j’ai entendu d’autres étudiants jouer du jazz dans la salle de répétitions que je suis vraiment tombée amoureuse de cette musique.

Assez rapidement votre première chanson est enregistrée ?

J’étais encore à l’Université de Boston quand j’ai reçu un contrat de George Wein, qui était le propriétaire de Storyville, un night club de Boston, et qui voulait éditer mes chansons. Mes parents m’ont emmenée chez un avocat de New York pour avoir son avis sur le contrat. Certains des termes ne lui convenaient pas, mais il a suggéré que si ma musique suscitait de l’intérêt à Boston, il en irait peut-être de même à New York. Ainsi, il m’a envoyé chez le producteur Frank Loesser, où j’ai joué mes chansons devant Herb Eiseman. Eiseman s’est avéré très important pour moi : mes chansons n’étaient pas assez « commerciales » pour lui, mais il m’a envoyée chez Atlantic Records, car il s’est dit qu’ils aimeraient sans doute les teintes jazzy de mes morceaux. J’ai donc obtenu un rendez-vous chez Atlantic Records, avec Jerry Wexler et Ahmet Ertegun1. Mes parents ont insisté pour m’accompagner, ce qui était un peu embarrassant. Quand on a appelé mon nom et que je me suis retrouvée devant Wexler et Ertegun, ils m’ont dit tout de go : « OK, écoutons vos démos.» Et j’ai dit : « Des démos ? Qu’est-ce que c’est ? » Ils se sont regardés en roulant des yeux. « Parce que vous croyiez que vous veniez faire quoi ? », ont-ils demandé. « Jouer des chansons pour vous », ai-je répondu. Alors ils m’ont emmenée dans une autre pièce où il y avait un piano et j’ai joué une chanson, puis une autre, et encore une autre… Finalement, l’un des deux a attrapé dans un tiroir une pile de contrats. Ils m’ont ensuite demandé de me rendre dans un autre immeuble du même pâté de maisons et de refaire ce que je venais de faire devant eux… de chanter mes chansons… cette fois pour Tom Dowd, leur ingénieur du son. Et c’est comme ça que j’ai appris ce qu’était une démo !

Peu de temps après la réalisation des démos, Wexler a téléphoné chez moi et il a dit à mon père qu’il voulait me signer comme chanteuse. Mon père m’a passé le téléphone et Jerry Wexler a répété son offre. J’étais tellement abasourdie que j’ai gloussé (comme l’écolière que j’étais) pendant tout le dîner ce soir-là. Quelques mois plus tard, une séance d’enregistrement a été fixée. Ça a été un désastre ! J’avais une rupture de registre à partir du sol au-dessus du do avec laquelle il n’était pas facile de composer et ils n’arrêtaient pas de me dire de chanter plus fort et plus je chantais fort, plus je chantais mal ! Il faut savoir qu’à l’époque, on ne séparait pas les pistes : il fallait chanter avec les musiciens, or quand je trébuchais, je me tournais vers la cabine d’enregistrement et donc je ne chantais plus dans le micro ! Je pense qu’ils ne s’étaient pas rendu compte qu’ils avaient engagé une telle novice ! Ma carrière de chanteuse a donc été très courte après cela, mais ça a conduit à l’enregistrement d’une de mes chansons par Chris Connor : Moon Ride, en 1958.

Vous intégrez ensuite la Lenox School of Jazz en 1959. Celle-ci a eu une très grande importance dans l’histoire du jazz et de son évolution3. Pouvez-vous évoquer cette période ? Sur certaines photos de l’école, on vous voit avec des musiciens comme Max Roach, John Lewis et Ornette Coleman… Comment se déroulaient les cours et le travail avec ces musiciens ?

Je n’aurais jamais pu imaginer combien la Lenox School of Jazz allait compter dans ma vie (et dans celles de beaucoup d’autres aussi). Certains des plus grands musiciens du monde déambulaient dans ces bâtiments superbes, parlaient avec les élèves et plaisantaient avec eux. Et ils nous enseignaient énormément de choses sur l’histoire et la technique du jazz. 1959 a été une année fantastique : j’ai intégré le groupe de Max Roach, dont faisaient également partie Ornette Coleman et Don Cherry, en tant qu’élèves ! John Lewis en a pris les rênes. Je me suis retrouvée à composer un morceau qui a été enregistré. Il n’était vraiment pas adapté pour Ornette, mais qui savait quoi écrire pour Ornette à cette époque ? La chanson s’appelait Inn Tune (elle a été enregistrée chez Music Inn). Les autres élèves (et la Faculté dans son ensemble) étaient en arrêt devant Ornette, devant sa façon d’écrire et de jouer. Je me souviens d’une jam session un soir, très tard.

Tout est parti des meilleurs musiciens : c’était à qui irait le plus loin dans le free jazz. Et quand ils commençaient à fatiguer, ils passaient leur instrument à un camarade. Finalement, la session (qui a duré des heures) est parvenue à l’ensemble des étudiants. Je me tenais à côté de deux garçons et l’un d’eux a été appelé pour jouer de la basse. Il a joué vingt minutes avant de revenir s’asseoir. Son ami lui a dit : « C’était génial ! Mais comment as-tu su ce qu’il fallait jouer ? » Je n’ai jamais oublié sa réponse : « J’ai exécuté mon livre d’exercices et à chaque fois que j’avais terminé un exercice dans une gamme, je le refaisais dans la gamme suivante. » Au début, quand j’ai rejoint son groupe, Max Roach n’était pas très amical avec moi, il me disait à peine « Bonjour » quand on se croisait. J’étais dans son groupe mais il ne me demandait rien. J’étais très heureuse rien que d’être là et d’écouter les autres.

Mais, un jour, après que John Lewis a pris la relève, une chose étrange s’est passée : j’ai remarqué que Max, qui était au fond de la scène (à s’occuper du batteur, comme on peut le voir sur la photo ci-dessus), se dirigeait vers l’avant-scène. Je me suis dit qu’il venait me demander une cigarette et j’en ai pris une dans mon paquet pour la lui offrir alors qu’il s’approchait. Il m’a regardée et il a dit : « Comment savais-tu que j’allais te demander une cigarette ? » J’ai juste dit : « Je ne sais pas. » Peu de temps après, je l’ai vu parler à John Lewis, et John est venu vers moi et m’a dit : « Écris donc quelque chose pour demain ! » C’est ce que j’ai fait… Il s’agissait d’Inn Tune, qui a donc été interprété et enregistré pendant le concert. Cela ne serait jamais arrivé sans Max Roach ! Et il y a eu non seulement cela, mais par la suite, après que j’ai quitté ABC Paramount pour rejoindre Creed Taylor chez MGM Records, j’ai reçu un appel de David Berger d’ABC Paramount. Il m’a demandé si j’étais intéressée par l’idée d’écrire le texte de la pochette d’un album de Max Roach ! Je n’avais jamais écrit le texte d’une pochette d’album avant cela, mais c’est Max qui avait demandé que ce soit moi… Alors bien sûr, j’ai dit « OUI ! ». J’ai rencontré Max dans les bureaux d’ABC et nous avons discuté de sa musique. Et c’est ainsi que depuis, à chaque réédition de l’album Percussion Bitter Sweet (1961) de Max Roach, ce sont mes textes qui sont repris.

Vous suivez notamment les cours de Gunther Schuller. Je crois que celui-ci a été très important pour vous. Pouvez-vous préciser pour quelles raisons ? C’est lui qui vous a proposé de collaborer au titre Lonely Woman d’Ornette Coleman ?

Gunther a beaucoup compté pour un grand nombre d’entre nous. Avec John Lewis, il m’a fait signer un contrat avec sa maison d’édition. Comme ils ont aussi signé le seul compositeur lyrique qu’il y avait parmi tous ces musiciens de jazz, ils m’ont confié plusieurs morceaux pour que j’en écrive les paroles. Lonely Woman a été la première. Gunther et John m’ont aussi donné l’occasion d’enregistrer ma deuxième chanson, On My Way To Saturday. C’était un calypso que j’avais écrit en pensant à Harry Belafonte. John et Gunter l’ont donné à Leon Bibb qui l’a enregistré – mais il a été enregistré peu de temps après par Belafonte ! Gunther et moi sommes restés amis, nous le sommes encore. On se téléphone régulièrement et on s’écrit. Quand il m’a donné Lonely Woman, le morceau n’avait pas de bridge… juste des passages d’impro. Alors j’en ai extrait des fragments pour faire un vrai bridge, pour qu’on n’ait plus l’impression d’entendre deux personnes se disputer.

Au début des années soixante, vous écrivez pour divers musiciens de jazz. Pouvez-vous évoquer cette période ?

Ce n’est pas que j’écrivais pour les musiciens de jazz, c’est que j’ai eu la chance que certains d’entre eux enregistrent mes chansons. Sunday Morning a été enregistrée par Dick Wellstood, un impressionnant pianiste de jazz, et Malcolm McNeill a enregistré un titre d’Ornette Coleman, Una Muy Bonita, dont j’ai écrit les paroles, sous le nouveau titre de To Welcome Day.

Vous travaillez ensuite pour April/Blackwood comme auteur. La société se présente dans un dépliant comme « touchant à tout ce qui a à voir avec la musique ». Sur quels types de musiques avez-vous travaillé pour A/B ? Comment se déroulait le travail d’écriture ? Proposiez-vous des titres ? Receviez-vous des commandes ?…

Avant de signer chez April/Blackwood, j’ai travaillé chez ABC Paramount pour Creed Taylor et je l’ai suivi quand il est parti chez Verve (à la MGM). J’étais sa secrétaire. En cette qualité, Creed m’a beaucoup appris sur la manière dont on produit les disques. Et quelques années plus tard, c’est lui qui m’a envoyée chez April/Blackwood pour leur proposer mes chansons. April/Blackwood était la branche édition musicale de Columbia Records. C’est là que j’ai rencontré David Rosner, qui a fini par me signer pour intégrer leur équipe d’auteurs et qui, plus tard, m’a obtenu un contrat pour un disque chez Bell Records.

Dans plusieurs interviews, vous avez dit que la découverte du titre God Only Knows des Beach Boys avait eu un rôle décisif dans votre évolution personnelle vers la musique pop. Pouvez-vous expliquer pour quelles raisons ?

A l’époque, cela faisait des années que je n’avais plus écouté de musique pop : je n’écoutais plus que du jazz et un peu de musique classique. Et puis un jour, mon ami David Frishberg, qui est un incroyable pianiste de jazz et auteur de chansons, m’a parlé de quelque chose qu’il fallait absolument que j’entende, et là il a mis God Only Knows, et soudain ma vie a changé ! Ce disque m’a semblé être un des plus beaux que j’avais jamais entendus. J’ai acheté Pet Sounds et je l’ai écouté des dizaines de fois, et puis je me suis assise devant du papier et j’ai écrit Think of Rain. J’ai joué la chanson pour Creed Taylor. Astrud Gilberto était dans son bureau à ce moment-là et la chanson lui a plu aussi. C’est après cela que Creed m’a envoyée chez April/Blackwood et que ma carrière « pop » a débuté.

Vous écrivez alors Think of Rain, Sunday Morning, Can You Tell, Don’t Go Away… Ces chansons seront reprises par de nombreux artistes et auront du succès. Comment avez-vous vécu cette reconnaissance de votre travail dans le domaine de la musique pop ? Avez-vous collaboré avec les artistes qui ont effectué les reprises de vos chansons ? Que pensiez-vous de celles-ci ?

Toutes ces chansons sont sur l’album Take A Picture, qui est sorti chez Bell Records. Mais quand Larry Utall, le directeur de Bell Records, a voulu que je les chante en concert, j’ai dit « Non ». Je ne voulais pas devenir une chanteuse… Ma passion, c’était l’écriture. Et aucun élément de la vie d’un artiste de scène ne m’attirait : toutes ces personnes qu’on a autour de soi (managers, agents, avocats, comptables, etc.), les calendriers serrés qu’il faut honorer… Alors Bell a cessé de promouvoir mon album et il s’est planté – je l’ai même vu dans le bac des disques à 39 cents chez Tower Records, à New York. Donc, on peut dire que la reconnaissance a mis du temps à arriver et qu’elle s’est évanouie très vite. Je n’ai collaboré avec aucun des artistes qui ont interprété mes chansons. D’ailleurs, s’il ne m’est pas difficile d’écrire des paroles pour les chansons des autres, j’ai beaucoup de mal à travailler avec eux. J’ai essayé plusieurs fois et cela n’a rien donné. Je trouve certaines reprises de mes chansons magnifiques, comme celle de Think of Rain par Jackie DeShannon. D’autres ne sont que des mauvaises versions de mes démos, que déjà, je n’aimais pas.

D’où provient votre inspiration lorsque vous écrivez ? Est-elle autobiographique, liée à des romans, des poèmes, des films, d’autres chansons… ? Par ailleurs, vous évoquez dans une interview l’influence du roman Raintree County de Ross Franklin Lockridge, Jr. sur votre processus d’écriture. Pouvez-vous expliquer cette influence ?

C’est difficile de dire d’où vient l’inspiration ! Parfois, c’est la juxtaposition de quelques mots saisis au hasard, ou une mélodie insistante que j’ai en tête, ou une émotion qui vous submerge et vous envoie tout droit devant votre piano… Raintree County, le livre pas le film4, a énormément influé sur sur la structure de mes textes. La manière dont ce livre est écrit est assez unique : la dernière phrase de chaque chapitre s’achève au début du suivant, même si l’époque et les lieux sont très différents. J’étais fascinée par cela et j’ai instinctivement adopté cette technique. On peut l’entendre dans beaucoup de mes chansons.

« I’m not sure my feelings show
Maybe you’d be the last
To notice the change
Can you tell I love you
From the look in my eyes
From the look in my eyes
Do you know how badly
I want to tell you all about it
There’s a smile that I can’t hide
Because loving you the way I do
Makes me feel good inside »

 

Pour quelles raisons avez-vous décidé d’enregistrer vous-même vos chansons ? Comment s’est mise en place la production de Take a Picture ? Qui a produit l’album ? Qui étaient les musiciens qui interviennent sur l’album ? Quel a été leur apport à la réalisation de Take a Picture ? Dans quelle mesure votre expérience antérieure dans le jazz et votre formation de musicienne classique sont-elles intervenues dans l’écriture de Take a Picture ?

Ce n’était pas ma décision. En apportant mes démos aux producteurs de différents labels, David Rosner s’est retrouvé devant cette question : pourquoi ne pas lui faire enregistrer les chansons elle-même ? Plusieurs labels nous avait fait des offres. David a choisi Bell Records qui était un jeune label avec beaucoup de potentiel et au sein duquel je ne serais pas en compétition avec des grandes stars. Il a aussi créé un label chez April/Blackwood, pour gérer toute la production. David a d’abord choisi John Simon comme producteur. C’est lui qui s’est occupé de Don’t Go Away, une de mes chansons favorites sur l’album. Et puis on lui a proposé de travailler avec Janis Joplin et il a dû quitter notre projet… Je me suis souvent demandé à quoi Take a Picture aurait ressemblé s’il l’avait terminé, mais en même temps, comment lui en vouloir ? David s’est alors adressé à John Hill, un compositeur talentueux de chez April/Blackwood qui connaissait bien les studios, pour qu’il reprenne la production. John Hill a supervisé le reste de l’enregistrement et il s’est occupé des arrangements de la plupart des titres. Les musiciens étaient tous des musiciens de studios de New York.

Ils changeaient d’une prise à l’autre. Je ne me souviens hélas pas de tous leurs noms. Je me souviens en revanche que l’on m’a demandé de chanter pendant que les musiciens jouaient sur What Can I Give You, et que Paul Griffin, un fantastique pianiste de studio qui a participé à de nombreux albums célèbres [Highway 61 Revisited de Bob Dylan, It’s My Way de Dizzy Gillespie, There Goes Rhymin’ Simon de Paul Simon…, NDLR], est venu me dire que c’était « la chose la plus adorable » qu’il ait jamais entendue. C’est John Hill qui a eu l’idée de mettre des cris et des sifflements sur cette chanson… ce qui ne « passe » plus forcément bien aujourd’hui. Je ne sais pas si je me suis appuyée sur ma formation classique et mon amour pour le jazz. Toutes ces chansons ensemble se sont mises à représenter l' »auteur » que j’étais devenue. Il est clair que je n’aurais pas pu écrire Someone I Know si je n’avais pas étudié le contrepoint à l’Université de Boston. J’ai voulu écrire une chanson dans laquelle une mélodie de Jean-Sébastien Bach servait d’arrière-plan. J’ai choisi Jésus que ma joie demeure, et puis j’ai écrit un contrepoint, et le texte de ce contrepoint.

 

Qu’avez-vous fait après la sortie de Take a Picture ? Vous avez continué à écrire ? Je crois que vous avez commencé à enseigner également ? Enseigner est-il important pour vous ?

J’ai continué à écrire des chansons, mais il y a eu des changements dans ma vie. J’ai épousé David Rosner (et j’ai vraiment bien fait !) et nous avons déménagé de New York à Los Angeles pour qu’il puisse poursuivre sa collaboration avec Neil Diamond5. Après quelques années, Jon Rosner, le jeune fils de David et donc mon beau-fils, est venu vivre avec nous. Il fallait que je lui trouve un professeur de piano et j’ai déniché un jeune homme, Howard Richman, qui étudiait à l’UCLA à l’époque. J’étais tellement impressionnée par sa façon d’enseigner que j’ai moi aussi voulu prendre des cours avec lui. Je n’avais pas joué de musique classique depuis des années et je voulais y revenir. Après plusieurs années de cours avec Howard, il m’a suggéré d’enseigner. Un été, il a laissé mon numéro de téléphone sur son répondeur (alors que j’étais sur liste rouge !) en disant : « Si vous cherchez des leçons de piano, appelez Margo ! » Et c’est ainsi que je suis devenue professeur de piano. J’aime enseigner. C’est d’ailleurs quand j’ai remarqué que beaucoup d’enfants aimaient les variations de Mozart sur Ah ! vous dirais-je, maman que je me suis demandée ce que je pourrais composer à partir de cet air si familier aux enfants. Et c’est comme ça que j’ai eu l’idée d’écrire Chopsticks qui, donc, selon l’exemple de Mozart, est devenu les Variations Chopsticks [parues en CD en 2009 sur le label MIS]. À la même époque, David s’est mis à la production et il m’y a intéressée aussi. Nous avons produit un album avec Dave Frishberg, un avec Ed Wool et un merveilleux album avec Van Dunson.

Plusieurs musiciens, et non des moindres, comme Harry Nilsson et Cass Elliot, ont par la suite désiré reprendre vos chansons. Qu’avez-vous pensé de cette postérité de votre musique à travers ces reprises ? Comment avez-vous vécu la réédition de votre travail au cours des années 2000 ?

Harry Nilsson a enregistré Think of Rain, mais il n’était pas content du résultat et il a coupé la bande. Je ne l’ai jamais entendue. Il y a un enregistrement de I Think A Lot About You par Cass Elliot que j’aime beaucoup, et qui a été son dernier single avant sa mort. Mais il y a aussi de jeunes artistes qui ont découvert ma musique et enregistré certaines de mes chansons, ce qui, naturellement, est toujours très gratifiant.

 

Remerciements : Bénédicte Prot, Caroline Scheepers et Eric Senabre pour leur aide à la traduction et à la relecture de cette interview.


  1. Ahmet Ertegun (1923-2006) fonde en 1947 le label Atlantic Records. Jerry Wexler (1917-2008) en assure la direction. Ensemble, ils seront à la base du développement et de la reconnaissance durant les années cinquante, aux Etats-Unis, de musiciens noirs de jazz ou de rythm and blues. Ray Charles, John Coltrane, Charlie Mingus figureront dans leur catalogue.
  2. Chris Connor (1927-2009) est une chanteuse de jazz dont la prolifique carrière s’étale sur une soixantaine d’années, interprétant notamment George Gershwin, Kurt Weill, Irving Berlin…
  3. Située à Lenox dans le Massachusetts, la Lenox School of Jazz a proposé un programme de cours d’été de 1957 à 1960. Celui-ci a constitué une première dans l’histoire du jazz : de grands musiciens y enseignaient leur pratique à des débutants. En 1959-1960, au moment où Margo Guryan y suit les programmes, Gunther Schuller en assurait la direction. Celui-ci, avec l’aide de John Lewis, fondateur du Modern Jazz Quartet dont les membres enseignaient également à la Lenox School, était alors à la recherche de ce qu’il appelait le Third Stream (« Troisième courant »), essai de fusion entre la musique classique et le jazz (l’album Jazz Abstractions enregistré en 1960 témoigne de ces recherches). Rappelons également que l’année 1959 est une année charnière dans l’histoire du jazz, année au cours de laquelle plusieurs albums majeurs sont publiés : Miles Davis enregistre Kind of Blue, Dave Brubeck Time Out, John Coltrane Giant Steps et Ornette Coleman, alors simple étudiant à la Lenox School, The Shape of Jazz to Come.
  4. Raintree County (L’Arbre de vie) a été adapté par Edward Dmytryk en 1957 avec Montgomery Clift et Elizabeth Taylor dans les rôles principaux.
  5. David Rosner collabore avec Neil Diamond depuis plus de trente ans.

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