La guerre civile libanaise s’est déroulée de 1975 à 1990. Le monde a oublié les images de sa capitale dévastée mais le pays en porte encore les stigmates, blessures d’autant plus profondes que les Libanais eux-mêmes, dans leur volonté de revivre, ont plus ou moins refoulé cette période de leur histoire. C’est en tout cas l’analyse de Wissam Charaf dont la génération a grandi pendant le conflit et s’est construite par rapport par lui.

Dans la première scène, un homme épuisé arpente avec difficulté des collines enneigées. Venant littéralement s’échouer dans une rue de Beyrouth, il vient de nulle part, « tombé du ciel » comme le titre du film. Il s’appelle Samir. Ancien milicien donné pour mort il y a dix ans, il réapparaît dans la vie de son frère Omar sans donner la moindre explication. Alors que les retrouvailles pourraient permettre au passé de se confronter au présent, les frontières les séparant sont poreuses, le premier semblant amnésique quand le second n’est pas vraiment lui-même.

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Le ton est celui de la fable, parfois burlesque, presque absurde, chaque personnage venant illustrer le Liban d’aujourd’hui. Entre le père qui a perdu la raison, le voisin qui monte le son de sa télévision, le gardien qui réclame de l’argent pour telle ou telle charge, Omar lui-même, bodyguard ne sachant pas monter un révolver, la vie en apparence normale semble constamment parasitée par des erreurs de fonctionnement.

Décalé dès le départ, le revenant n’est finalement pas moins en phase avec le quotidien que ceux qui ont vécu ici les dix dernières années. Le léger dérèglement général est mis à jour progressivement par juxtaposition de pics narratifs décalés. C’est Omar qui s’énerve contre son voisin, son ami Rami qui l’invite avec son frère à une soirée arrosée, une chanteuse se lançant en politique dont la conférence de presse est interrompue. Le temps d’un retour dans le village de leur enfance, les deux frères semblent s’éloigner l’un de l’autre comme si chacun reprenait sa trajectoire chaotique.

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Le format 1.33 contraint les protagonistes à évoluer dans un cadre qui les coupe du reste du monde. Les meubles semblent prendre beaucoup de place dans l’appartement d’Omar qui s’y déplace lentement. Du dehors, il ne reçoit que les bruits intempestifs du voisin et ne voit que lui par sa fenêtre ouverte. Toujours morcelés, les lieux ne sont pas montrés dans leur totalité, l’image délimitant les entrées et les sorties de scène. À l’image du gardien terré dans sa loge, du père ne quittant pas sa vieille robe de chambre, de la chanteuse-candidate fixant la caméra, chacun vit dans un temps qui lui est propre, communiquant difficilement avec les autres, donnant à peine le change. Seul Samir, revenu par effraction, naviguant en fantôme, semble ne pas en tenir compte. Il serait alors de passage, toujours plus ou moins sur le départ, témoin d’un présent discontinu qui avance par courtes ellipses. Omar, au contraire, traînant gauchement sa carcasse massive, oscille entre passivité, accès de fureur et mutisme soudain. Il représente ce Liban qui n’a pas les mots pour tourner la page.

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Les constantes ruptures de ton permettent à la narration de préserver le sous-texte traumatique sans plomber le récit. Les scènes de comédie, toujours courtes et soudaines, modulent la mélancolie profonde qui donne sa véritable tonalité au film. À ce titre, Tombé du ciel n’est pas sans rappeler, par sa thématique sur l’absence et le retour, mais aussi par son traitement, le récent Inertia d’Idan Haguel (qui se déroule à Haïfa, ville également côtière, un peu plus bas en Israël). Ces deux premiers longs métrages de courte durée, peu bavards et structurés, privilégient l’allégorie et la fantaisie pour rendre compte d’un monde fracturé dans lequel l’individu peine à garder l’équilibre. De cette manière, Wissam Charaf propose avec Tombé du ciel une lecture dédramatisée mais puissante d’un Liban convalescent condamné à vivre avec son passé.

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