Plongé dans l’univers de la mafia Calabraise ( la ‘ndrangheta ), le onzième film de Marco Tullio Giordana (Nos Meilleures Années) s’inscrit d’emblée dans la tradition du polar criminel, si régulièrement illustré et guetté par les stéréotypes. Pourtant le cinéaste renverse les codes et dévirilise le genre en adoptant un point de vue féminin. Inspiré de l’histoire vraie de Lea Garofalo, Lea raconte en effet sur près de trente ans, le récit de cette femme « condamnée » à faire partie de ce monde mafieux entre un frère qui rejoint les rangs de la ‘ndrangheta et celui qui deviendra le père de sa fille Denise, Carlo lui aussi membre en pleine ascension. À la première incarcération de ce dernier, elle décide cependant de s’affranchir de ce milieu pour offrir une autre vie à sa fille ainsi qu’un choix qu’elle-même n’a pas vraiment eu, c’est alors le début d’une longue cavale malgré sa coopération avec les autorités et le bénéfice du statut témoin protégé.

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Copyright Paname Distribution 2016

Si Lea s’ouvre sur un énigmatique plan de l’héroïne face à la caméra sur un fond noir qui ne prendra sens que plus tard, dès la fin du générique la chronologie linéaire et le réalisme fixent leur esthétique. Ici, la mafia prend l’allure d’une PME familiale violente ( et illégale ) parfaitement intégrée dans les régions où elle sévit, et semble une norme plus qu’une anomalie dans le système. Ironiquement, et ce malgré ses conditions d’accès strictes, il est plus simple de faire partie de ce monde que de lui tourner le dos. En l’espace de quelques minutes et sans la moindre complaisance ni fascination, il intronise les rites du milieu et familiarise avec son fonctionnement pour mieux se recentrer sur la rébellion d’une femme face à un mode de vie qu’elle réfute. Le classicisme et la sobriété s’avèrent un parti pris formel aussi efficace qu’adequat. En épousant la trajectoire de ses héroïnes (Lea et Denise ) le récit propose un repère positif qui fait contrepoint avec son évidente noirceur, délaissant par à-coups le genre pour mieux le servir par la suite.

Le choix de Lea rime peu à peu avec le sacrifice de sa vie privée, sa vie sociale et génère une précarité grandissante ; pourtant Giordana fait de sa détermination inflexible le leitmotiv narratif de son film, faisant naître l’émotion d’un regard humaniste excluant toute forme de sensiblerie ou d’apitoiement. En resserrant les liens entre la mère et sa fille à mesure que la situation se dégrade ( « cavale » interminable, danger permanent, …), le cinéaste tisse peu à peu une émouvante histoire de transmission. Il porte une bienveillance similaire aux rôles féminins apparemment secondaires, tels celui de Renata, la soeur de Carlo, personnage peu sympathique. Servant sans broncher la ‘ndrangheta, parfaitement acquise aux intérêts de son frère, elle n’éprouve que mépris pour Lea et pourtant comme les autres, il s’agit bien pour elle de survivre dans un univers qui joue en sa défaveur ainsi qu’une société machiste.

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Retracer une longue période sur une durée étonnamment courte ( à peine plus d’une heure et demie) impose au film une concision qui ne nuit jamais à la fluidité du récit malgré des éclipses récurrentes… Les multiples sauts dans le temps et changements géographiques ( de la Calabre à la Lombardie en passant par Bari et Ancône) deviennent vecteurs de sens couplés à une esthétique délibérément peu changée du début des années 80 à la fin des années 2000 dévoilent des paysages immuables, symboles d’un pays gangréné à ses racines par le crime, d’une société paralysée dans son évolution.

L’Italie filmée par Giordana n’a rien de nostalgique, en rupture avec des visions grandioses pour leur préférer un envers du décor précaire, crasseux et inquiétant. Il renvoie dos à dos mafia et autorités comme les deux faces d’une même pièce où l’implantation durable de la première est rendue possible non pas par sa toute-puissance mais le manquement manifeste à ses devoirs de la seconde, brossant des instances au mieux impuissantes au pire totalement corrompues. Le cinéaste excelle à utiliser ce tableau inquiétant autant à des fins ouvertement critiques qu’à la mise en place d’un suspens indécis, il bannit l’idée même de sérénité de son univers pour faire d’éléments anodins des sources de tension récurrentes.

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Etablir un parallélisme entre destin individuel et Histoire sociale est un exercice périlleux. Giordana relève le défi en usant subtilement de la métaphore. En ayant pris soin de ne marquer graphiquement les différentes époques, et les vieillissements de personnages que par le changement d’actrice pour le rôle de Denise ( 3 au total ), il fait du personnage l’emblème d’une Italie en devenir , désireuse d’évolution et de progrès social. L’incarnation d’une jeunesse prête au combat, refusant le fatalisme de ses ainés quant à l’amélioration de la société qui les a vus naitre. La confusion finale entre images réelles et fiction coïncidera avec l’émergence de cet espoir :

Une aspiration féminine hissant le fait divers à un niveau d’ordre politique, où le combat de Lea devient celui de toute une partie de la population, où la petite histoire est à même de métamorphoser la grande.

 

 

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