Nous sommes sortis du confinement. Nous avons laissé tomber les masques qui dissimulaient nos sourires, nos expressions, nos dictions, nos voix. Nous avons fait mine de mettre de côté une pandémie qui a tué, qui a reclus, qui a isolé. Années 20, second long métrage d’Elizabeth Vogler, peut être vu comme une excroissance de ce sentiment de libération, film euphorique, enivré de son propre mouvement perpétuel, constitué d’un plan-séquence d’une heure et demie suivant des Parisiens marchant dans la rue ou utilisant les transports en commun, parlant entre eux, évoquant leur vie et le point de bascule qu’a pu être le confinement, plus ou moins bien vécu selon les protagonistes suivis par la caméra de la réalisatrice.

Jeunesse parisienne (©Wayna Pitch Films)

Passant d’une conversation à une autre comme on passerait du coq à l’âne, ceci à mesure que les groupes de personnes suivis se croisent dans les artères parisiennes, le film se fait topographique, les déplacements continus du plan-séquence recréant la grande ville délaissée du fait des circonstances sanitaires, ses habitants se transformant par la grâce du dispositif en arpenteurs de leur lieu de vie. Techniquement, Années 20 est donc une véritable performance, faisant de Paris un immense théâtre à ciel ouvert (incluant entrées et sorties de champ de ses comédiens comme ils entreraient et sortiraient de scène par cour ou jardin), un lieu constamment habité et en mouvement, inondé de mots, de conversations hétérogènes qui, mêlées les unes aux autres par l’absence de coupe, créent une étrange narration. Nulle gratuité, donc, dans l’usage du plan-séquence : il est ici un instrument stylistique propre à faire de son mouvement une pulsation nouvelle, de chaque rencontre fortuite croisant sa trajectoire une façon d’irriguer la narration de son récit éclaté comme chaque battement de cœur envoie la vitalité du sang dans l’ensemble du corps. A l’instar des multiples personnages qu’il suit au fil de son mouvement, Années 20 est donc lui-même un corps poétique en marche, un étrange être vivant.

Poésie en mouvement (©Wayna Pitch Films)

Le film d’Elizabeth Vogler est donc moins un plan-séquence qu’un plan-séquences tant l’absence de coupe n’empêche pas un chapitrage clair au sein de la narration, chaque changement de conversation pouvant constituer une partie nettement délimitée et enchâssée dans ce qui apparaît comme un film à sketches. L’ensemble du film est une mosaïque de ce qu’a pu provoquer le confinement sur nos vies, en bien ou en mal : élan créatif et artistique, volonté de changer de vie et/ou de perspectives professionnelles, influence du trop-plein paradoxal de liberté pour des enfants émancipés des contraintes scolaires, perfectionnement face aux technologies, nouvelle façon de faire des écrans nos compagnons d’infortune, mais aussi révélation du mal-être dans la vie de couple, traumatisme des personnels de santé ayant vu leur lieu de travail se changer en mouroir, solitude (certes comblée par un beau baiser dans l’une des dernières séquences du film), accentuation de potentiels problèmes psychologiques… Ce patchwork de situations rendues presque théoriques par le dispositif, faisant que la caméra s’intéresse dans un premier temps pour mieux délaisser ensuite, se penchant moins sur l’humain que sur son vécu prenant ainsi valeur d’exemple, reste inégal comme peut l’être tout film à sketches. Si le récit de cette jeune femme dépressive en robe de mariée errant seule dans la rue ou encore la partie se déroulant dans le « village » qu’est Belleville empêchant Années 20 de viser l’universalité qui lui semble chère en restant au ras de son parisianisme semblent peu passionnants, la conversation de ces deux amis parlant des premiers pas de l’un d’entre eux dans le porno amateur ou l’affrontement par interface virtuelle d’un joueur d’échecs avec l’un des maîtres du jeu puis la déclamation des créations poétiques de l’un de ses camarades le quittant en enfourchant sa bicyclette sont plus convaincantes, morceaux plus anecdotiques mais finalement d’une grande pertinence, plus à même de rendre compte de façon cohérente de l’aspect coq-à-l’âne de l’entreprise.

Années 20, comme son titre l’indique déjà plus ou moins, est donc une tentative d’état des lieux de notre contemporanéité au regard de l’épreuve collective que nous avons traversée. L’usage du plan-séquence, de ce point de vue vraiment intéressant, permet de capturer le monde en temps réel, renforçant encore ce réalisme par des signes du temps intervenant presque à l’improviste au sein du cadre (le masque que l’on enfile avant d’entrer dans une bouche de métro alors qu’il s’était évanoui jusque-là des visages dans les scènes extérieures ; le téléphone sur lequel s’active le joueur d’échecs…) ou du langage, dont la modernité atteint son point d’incandescence lors du chapitre des deux gentilles gamines voleuses à l’étalage. En prenant le pouls du Paris post-confinement , Elizabeth Vogler vise surtout à en filmer les réalités, ceci tout en les théâtralisant et en les poétisant par le dispositif.

Au ras du contemporain (©Wayna Pitch Films)

C’est cette volonté de poétisation du réel qui permet le dévoilement progressif du véritable discours du film, au regard finalement très optimiste. Les pulsations symbolisées par les diverses rencontres que nous avons pu faire par le truchement du plan-séquence évoquent bien sûr le réveil d’une population après son hibernation forcée par la crise sanitaire. Ce réveil devient dans l’œuvre un point de bascule vers tous les possibles, vers toutes les envies. Vers toutes les créations (l’artiste contemporaine du second moment, le poète sur sa bicyclette), vers toutes les ambitions (l’homme qui abandonne ce qui ressemble plus ou moins à un bullshit job pour se laisser le temps de vivre dans le troisième mouvement du film ; l’humoriste tancé par François Rollin parce qu’il veut se diriger vers la danse contemporaine à laquelle il ne connaît rien). Vers l’amitié généralisée, vers l’amour de chacun pour tous et de tous pour chacun (le final en chanson est sans ambiguïté sur cette volonté rassembleuse). Années 20, comme son titre l’indique, se veut manifeste œcuménique pour une époque en crise, œil utopique et naïf peu en phase avec son autre œil plus réaliste, et mis à l’épreuve par les événements contemporains à la sortie du film (de l’insatisfaction généralisée de la population révélée par le scrutin présidentiel aux barbaries martiales en territoires ukrainiens). Et Elizabeth Vogler de tenter de faire luire une lumière au bout d’un tunnel obscur ; le déconfinement à l’issue de la crise sanitaire n’est-il pas un moment d’espoir souhaitant annoncer l’entente des peuples au sein d’un monde aujourd’hui brutalement conflictuel ?

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A propos de Michaël Delavaud

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