Kinshasa, ville immense et bouillonnante qui étend ses boulevards et ruelles sur les bords du fleuve Congo, avec son architecture si singulière, son mélange de modernité et d’archaïsme, s’avère particulièrement cynégénique. Pourtant, le symbole du triomphe de Mohammed Ali apparaît peu au cinéma. Michael Mann n’a même pas pu y tourner Ali, se tournant alors vers le Mozambique pour y réaliser les scènes censées se dérouler dans la capitale de la République Démocratique du Congo. Kinshasa vit, séduit par le souffle de vie qui la traverse, elle et ses habitants. Affluente, en perpétuelle émulation, sillonnée par des milliers de voitures, Kinshasa est parsemée de bars appelés terrasses où on y boit de la Nkoye ou de la Primus, les bières du coin, sous des airs de rumba congolaise diffusés à plein volume.

Dans l’une de ces terrasses, Félicité y chante tous les soirs, avec son groupe, y retrouve habitués et âmes esseulées, mélomanes du quartier et amateurs de ces fameuses bières congolaises. Cette activité est l’unique source de revenus de la jeune femme qui élève seule son fils, avec fierté et courage. Un jour, le garçon se retrouve à l’hôpital suite à un grave accident de la route. Félicité doit trouver une forte somme d’argent afin qu’il puisse bénéficier de l’opération dont il a besoin.

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Rendu précieux par sa rareté, Alain Gomis s’affirme toujours comme un artiste essentiel avec Félicité, son quatrième long-métrage. Cinéaste de l’errance et de l’urbanité, il arrive à faire rimer réalisme social et poésie, les rites de passage avec les obstacles de la vie. Habitué à dresser des portraits d’hommes égarés dans une quête identitaire aux tonalités spirituelles, il s’attache cette fois à la figure d’une mère célibataire, un peu en froid avec la vie, avec les hommes, avec elle-même. « A l’origine de Félicité, il y a des personnages existants, des femmes dont je suis proche, au Sénégal principalement », explique le cinéaste. « Des femmes fortes qui n’acceptent pas la compromission, qui prennent tout de plein fouet et ne plient pas sous les coups. J’avais une admiration certaine pour cette droiture, tout en m’interrogeant sur le fait de vouloir à tout prix plier la vie à sa volonté. J’étais donc intéressé par cette dialectique de la lutte et de l’acceptation qui est une idée qui traverse mes films. »

Alain Gomis ancre son film dans une réalité sociale, s’enfonce dans les quartiers populaires de Kinshasa, décrit un système dans lequel il faut se battre tous les jours pour survivre. Il détaille les modes de vie de chacun, la difficulté de vivre dans un monde où la précarité et la pauvreté mènent au chacun pour soi, où les riches méprisent les plus démunis. Félicité traduit également la difficulté d’être une femme, de surcroit une mère célibataire, dans un univers particulièrement machiste. Autant d’éléments qui servent de toile de fond et permettent à Alain Gomis de se rendre ailleurs, dans un entre-deux, Félicité, tout comme ses œuvres précédentes, s’éloignant du simple film social. Cette matière sert au réalisateur à créer une œuvre existentielle traversée par des scènes comme hors du temps, failles échappées d’un fantastique diffus dans un traitement des plus réalistes. Sur la poursuite d’argent de son personnage principal, il y greffe son thème de prédilection, celui de la quête identitaire, auréolée d’un style onirique.

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A l’âpreté de la mise en scène répond un souffle dans la façon de filmer les situations, une humanité dans celle de dépeindre les personnages qui n’entrent jamais en conflit, créent une œuvre forte parsemée d’images et de séquences époustouflantes. Alain Gomis s’approche au plus près du visage de Félicité pour souligner sa détermination, son refus de plier, mais aussi son enfermement. Parfois, la caméra virevolte, s’insinue dans le maquis et ses recoins les plus intimes pour mieux en capturer ces événements qui caractérisent chacun des personnages. Félicité affirme sa liberté par ce filmage, totalement en rupture avec les réalisations antérieures du réalisateur. Une forme libre et entière, à l’image de cette mère courage et de cette atmosphère kinoise, qui donne toujours une impression de liberté, d’une absence de règles contraignantes.

Lors des passages les plus irréels, le metteur en scène et la directrice de la photographie travaillent la texture de l’image, font pénétrer l’héroïne dans des lieux opaques, comme si elle entrait un autre monde, allait au plus profond d’elle-même. Saisissant portrait de femme, Félicité relate également l’histoire d’une réconciliation, d’un retour à la vie, de la recherche d’amour, offrant ainsi de beaux moments d’intimité et de sensualité ainsi que du rire et de la complicité. Félicité, loin de se complaire dans une représentation misérabiliste de quartiers populaires, reflète la vie, dans ce qu’elle peut avoir de meilleur, dépeint de belles personnes, franchit les barrières du paraître et arrive à saisir leur humanité.

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Une humanité qui se retrouve dans ce tableau fidèle et réaliste de Kinshasa, avec ses bons et ses mauvais côtés, que dresse Alain Gomis grâce à un minutieux travail sur le son. Ainsi, il restitue avec précision ce qui fait l’ambiance kinoise sans toutefois tomber dans l’ostentation. Pourtant, le cinéaste avoue avoir écrit le scénario bien avant d’atterrir dans la capitale de la République Démocratique du Congo. Reconnue par l’UNESCO comme étant particulièrement créative sur le plan musical, Kinshasa, telle une sirène, attire le cinéaste dans ses méandres par ses mélodies. « La véritable entrée, c’est le Kasai Allstars, qui est un conglomérat de quatre ou cinq formations différentes », se souvient-il « C’est à la fois une musique traditionnelle et une musique qui s’est urbanisée, qui sent le cambouis et la forêt. Transcendantale, électrique, presque rock ou électro, cette musique allie tradition et modernité et incarne la ville africaine telle que je la vois. » Félicité possède cette particularité d’être un film musical où la musique, de tous les genres, est distillée avec parcimonie, où elle ne souligne pas chaque moment important. Utilisée, le plus souvent, de façon intradiégétique, elle traduit la psyché de Félicité et la place particulière qu’elle occupe dans le récit et aux yeux des autres par le biais d’images toujours oniriques. Des passages qui donnent alors au film certains de ses meilleurs moments : Félicité chantant seule sur scène devant une salle vide, gros plan sur une main jouant de la guitare… Ainsi intégrée, la musique insuffle au récit un rythme et une énergie d’autant plus grands qu’elle marque des ruptures de ton, évacue toute forme de monotonie.

Avec un Ours d’argent à Berlin et un deuxième Etalon d’or à Ouagadougou, ce film marque enfin une plus large reconnaissance pour Alain Gomis, déjà auteur de trois long-métrages mémorables. Plus qu’un hommage aux femmes, Félicité est une véritable ode à la vie, une création généreuse, dans laquelle le bruit et la fureur côtoient la délicatesse et l’humanité, qui reste longtemps en tête après la dernière image, accédant ainsi au rang d’œuvre audacieuse et essentielle.

Félicité
(France/Belgique/Sénégal/Allemagne/Liban – 2017 – 123min)
Réalisation : Alain Gomis
Scénario : Alain Gomis avec les collaborations de Delphine Zinc et Olivier Loustau
Direction de la photographie : Céline Bozon
Montage : Fabrice Rouaud, Alain Gomis
Musique : Kasai Allstars, Arvo Pärt interprété par l’Orchestre Symphonique de Kinshasa
Interprètes : Véro Tshanda Beya, Papi Mpaka, Gaetan Claudia, Nadine Ndebo, Muambuyi, Leon Makola…
En salles, le 29 mars 2017.

 

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