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Les décidément indispensables éditions Artus poursuivent leur exploration de l’âge d’or du cinéma fantastique espagnol qui débuta à la fin des années 60 jusqu’au milieu des années 70. Mouvement paradoxal dans la mesure où il prend son essor à une période où l’Espagne est encore sous le joug de la dictature franquiste. Pourtant, le régime et sa censure plutôt pointilleuse vont tolérer un genre considéré comme inoffensif et dépourvu d’enjeux sociaux. Tant que l’action ne se déroule pas sur le territoire espagnol, les cinéastes vont pouvoir lâcher la bride de leur imagination. C’est à cette époque que le comédien et réalisateur Paul Naschy va revisiter tous les grands mythes du cinéma fantastique (Les vampires du docteur Dracula, Dracula contre Frankenstein…) ou qu’un Jess Franco va laisser libre-cours à ses fantasmes les plus délirants.

Avec Le massacre des morts-vivants tourné en 1974 en Angleterre, Jorge Grau s’inscrit à la fois dans cette lignée d’un cinéma fantastique espagnol classique et « gothique » tout en parvenant à signer une œuvre réellement novatrice et précurseur de tout un courant « gore » qui déferlera à compter de la fin des années 70. A ce titre, David Didelot a raison de souligner, dans un entretien remarquable que l’on trouvera en supplément du DVD, que Jorge Grau est sans doute le plus « italien » des cinéastes espagnols en ce sens qu’il a tâté de tous les genres et que ce Massacre des morts-vivants annonce clairement les débordements sanglants des films de Lucio Fulci, par exemple.

Grau n’est pourtant pas le premier réalisateur espagnol à s’intéresser à la figure du mort-vivant. Dès 1971, par exemple, Amando de Ossorio débute sa fameuse tétralogie des templiers et renouvelle à sa manière l’image du zombie. Mais ce qui différencie Le massacre des morts-vivants, c’est qu’il s’inscrit d’emblée dans des thématiques contemporaines. Les premiers plans du film sont édifiants : des images de Manchester où de vagues silhouettes humaines vaquent à leurs occupations dans un anonymat gris tandis que les usines crachent leurs fumées. Tandis qu’un plan s’arrête sur un oiseau mort, un cycliste porte un masque à gaz, laissant imaginer l’ampleur de la catastrophe écologique en cours.

George, le héros du film, fuit la ville pour la campagne mais un accident le contraint à accompagner la belle Edna à la campagne pour y retrouver la sœur de celle-ci. Sur place, elle se fait agresser par un curieux vagabond pourtant considéré comme mort. Il faut dire que les agriculteurs du coin expérimente un insecticide de type nouveau, à savoir une machine qui envoie des radiations qui poussent les bestioles à s’entre-tuer entre elles. On devine la suite : ces radiations agissent également sur les nouveaux-nés qui blessent sauvagement le personnel hospitalier et sur les morts qui reviennent à la vie.

Le massacre des morts-vivants est un film particulièrement intéressant car il se situe vraiment au croisement de deux perceptions du cinéma fantastique. D’un côté, il s’inscrit dans une certaine tradition du cinéma « gothique » : mise en place progressive de l’histoire, présentation scrupuleuse des lieux et des personnages, oppositions toujours payantes entre le jeune bohème venu de la ville et la population locale. Le film frappe par le soin accordé au cadre, aux mouvements de caméra, à la direction d’acteur et à la manière de construire une intrigue en prenant son temps et en privilégiant une atmosphère angoissante. Nous ne sommes vraiment pas dans l’esthétique volontiers brouillonne de la série B horrifique et la superbe copie qu’ont exhumé les éditions Artus rend parfaitement justice à la remarquable direction artistique de l’ensemble (le rendu des couleurs est d’excellente qualité, par exemple).

Lorsque George et Edna se font coincer dans une tombe et qu’ils sont confrontés à la première invasion de morts-vivants, Grau joue avec tout l’attirail du film d’épouvante qu’il a à sa disposition : le décor du cimetière, les portes qui grincent, les toiles d’araignées, le sentiment de claustrophobie qui gagne le spectateur lorsque le couple se fait enfermer dans le caveau…

Mais ce classicisme est également mis à mal par la virulence du discours contestataire où se devine clairement l’influence primordiale de La nuit des morts-vivants de Romero. Outre l’aspect fable écologique évoqué plus haut, Le massacre des morts-vivants reprend à son compte une certaine vision « politique » de la figure du zombie. Ici, le danger vient finalement moins de ces morts-vivants, victimes des désastres de l’industrialisation à outrance, que de la société qui produit de tels effets. A ce titre, l’affreux flic joué par l’excellent Arthur Kennedy est exemplaire et montre que la véritable opposition se situe entre un pouvoir répressif, aveugle et une certaine jeunesse « révoltée » (en dépit de ses cheveux longs, notre héros paraît pourtant bien pacifiste!). Comme Romero, Jorge Grau exacerbe également la violence et son film est parfois très gore : éventration, sein arraché d’une standardiste, dévoration d’organes divers, coups de hache dans le front… Ces débordements sanguinolents annoncent à leur manière les films italiens (signés Fulci, d’Amato…) qui s’engouffreront, après Zombie, dans la brèche du film de zombies…

De cet équilibre entre un certain classicisme (narratif, thématique) et une salutaire virulence contestataire, Le massacre des morts-vivants tire toute sa force et se révèle comme un passionnant chaînon manquant entre un cinéma « gothique à l’ancienne » et une horreur beaucoup plus graphique, traversée par des questions éminemment contemporaines…

Le massacre des morts-vivants (1974) de Jorge Grau avec Arthur Kennedy

Éditions Artus films

Sortie le 2 décembre 2015

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A propos de Vincent ROUSSEL

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