L’une des plus belles surprises de ce premier coffret American Horror Project sensé constituer un aperçu de l’horreur US des années 70 est de proposer finalement trois œuvres qui lui échappent de différentes manières , inclassables et atypiques.

Quelque part entre l’épouvante la plus drive-in  et l’expérimental, Malatesta’s Carnival of Blood (1973) fait se côtoyer effets gore cheap et délires formels psychédéliques à la Kenneth Anger. En réduisant l’intrigue à son strict minimum – des invités d’une fête foraine devenant les proies de ses hôtes  –  Christopher Speeth nous invite à une folle nuit où le seul fil narratif est celui de la balade fantasmatique,  nous invitant à prendre place dans un train fantôme grandeur nature qui finirait par sortir de ses rails pour s’envoler vers ailleurs, un pays de divagations et de folie, un Oz au dessus d’un nid de coucous. Le cinéaste utilise le champ lexical et imaginatif de la fête foraine pour opérer une variation autour de sa mythologie,  de son bestiaire.

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L’envers du décor est fondamentalement inquiétant,  générateur d’une beauté du capharnaüm. Le bric-à-brac artisanal des trains fantômes, de ses gueules ouvertes oú les gobelets font des dents,  de son décor en papier à bulles, parvient à métamorphoser la pauvreté du budget en invention surréaliste,  et provoque la peur d’une monstruosité du délabrement.  Le lieu semble déjà désaffecté,  à l’abandon, branlant, en travaux.  Le cadre hanté est bien là, Malatesta’s Carnival of Blood étant au Parc d’attraction ce que Detroit est à la ville. Il est plus fascinant d’apprendre qu’à l’origine cet inquiétant espace fut l’un des plus beaux parcs d’attractions victoriens et qu’il a depuis totalement disparu, pour laisser place à un centre commercial. Et si à la manière des cimetières indiens de Stephen King, ses spectres venaient à se relever et faire tourner de grandes roues ectoplasmiques ? Malatesta’s Carnival of Blood surprend par une beauté dont on se demande parfois à quel point elle n’est pas accidentelle.  On pense immanquablement à Hershell Gordon Lewis dans cette ingénuité d’une démarche généreuse qui révèle au delà du nanar l’amour d’un cinéma d’artisan, du désir de créer. Qu’on se souvienne de Blood Feast et de cette orgie sanglante.  Les membres coupés, l’excès de rouge finissaient par ressembler à d’étranges tableaux à la magie inexplicable.

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Malatesta’s Carnival of Blood alterne le plus simplement du monde l’esprit le plus Z, acteurs au jeu désarmants et survolté avec une étonnante inventivité visuelle , dans une logique du cauchemar et de l’errance somnambule.  En ce chaos hypnotique entrainé dans une mise en scène improvisée, l’attraction copule avec la performance d’Art contemporain : les figurants goules évoluent en une danse tribale, chantent des cantiques et roulent des yeux, pendant que la petite musique d’orgue de barbarie continue de retentir…

Ce spectacle cathartique primitif n’est pas sans rappeler l’éloge du pulsionnel par Antonin Artaud. De cette hystérie naît la sensation d’Art spontané et de hasard merveilleux. Et si finalement ce magicien fou de Malatesta, prestidigitateur cannibale nous avait lui aussi ensorcelé de son regard machiavélique, en nous projetant des films de Lon Chaney dans son antre. N’est-il pas là le plaisir du cinéma, au delà de toute classification, de jugement cloisonné ? Dans la célébration de son existence même ? Cette projection de classiques du fantastique dans une fête foraine est une idée fabuleusement poétique, qui renvoie le cinéma à son caractère itinérant, à ses débuts, à son essence première.

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Avec The Premonition (1976), nous ne quittons pas l’univers forain ; ce ne sont pourtant pas les (rares) éléments fantastiques qui frappent le plus dans le film de Robert Allen Schnitzer mais un infini chagrin qui  colle à ses images comme à ses personnages.

Andrea sort juste de l’asile psychiatrique ; accompagnée de Jude, son petit ami, mime et photographe, elle cherche à voler à sa famille d’accueil la petite fille qui lui a été retirée il y a des années. Au même moment, la mère adoptive s’effraie de ressentir, telles des décharges électriques d’étranges prémonitions…  Si la menace pèse et le suspense s’exerce, The premonition, suit sans manichéisme ce duo dans une quête désespérée et pathétique qu’on devine sans issue – dominée par la chute d’Andrea, qui n’est que pathologie et douleur.  Jude et Andréa constituent un couple perdu, dont le tragique l’emporte sur le danger qu’il constitue.

Le traitement de l’image assez typique d’un certain cinéma b de l’époque introduit le surnaturel au sein d’une photo très réaliste, peu séductrice, aux teintes souvent froides et ternes, fidèles à l’atmosphère neurasthénique de l’œuvre ;  quelques couleurs vives font irruption comme des contrastes, le bleu d’un ciel ou d’une nuit, et surtout le rouge de la robe d’Andrea qui focalise toute la perception. The premonition pourrait renvoyer par son décor au Carnival of souls de Herk, mais ici, les âmes ne rêvent plus. L’univers de fête foraine n’apporte nullement de fantaisie féérique ou mystérieuse. Il y perd toute sa superbe et son aspect ludique, contribuant au contraire à développer ce sentiment de solitude et de marginalité. Richard Lynch prête son visage buriné à ce personnage de clown triste, aux motifs maladroitement peints, qui ne font plus illusion. The Premonition émeut par son absence de maquillage, exposition immédiate d’un envers du décor, portrait de funambules désincarnés qui font encore crier quelques enfants et attirent les badauds. La fête est finie. Nulle traversée du miroir autre que la mort n’est envisageable.

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En tissant alternativement le quotidien de ses deux couples, The Premonition impose discrètement son regard social : d’un côté la famille américaine adoptive idéale aisée et de l’autre, ces saltimbanques vivant dans leur caravane vétuste, avec ses diseuses de bonne aventure sans éclat. Ici, le milieu forain est le nom donné à une Amérique marginale en retrait de la ville et de ses privilèges pavillonnaires. La visite de la maison de la mère d’Andrea, obèse et déplaisante, s’empiffrant en ingurgitant les programmes télé en dit beaucoup sur l’écart entre les classes, plus encore lorsque le montage nous fait passer de la pauvreté de ce lieu au bien-être que respire l’autre. Dans The Premonition, ça n’est pas le fantastique, mais la réalité qui effraie, provoque le malaise, la tristesse du spectacle qu’elle donne à voir. Et si le fantasme existe, c’est comme le signe d’une fuite dans la folie, d’un symptôme du mal être.

Robert Allen Schnitzer croit à la télépathie et la prémonition et s’il soigne son climat fantastique crédible et enveloppant, il  intègre son étrangeté, ses visions, ses apparitions comme un élément du réel, en évitant soigneusement de les faire verser dans le spectaculaire. Il existe une vraie poésie dans The Premonition, celle de ses individus errants, à peine en vie avant de disparaître, celle de cette mère folle apparaissant comme une sorcière dans une chambre de petite fille avant de n’être qu’un spectre écarlate.

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Enfonçons-nous un peu plus avant dans la dépression avec  The Witch who came from the Sea (1976) saisissante plongée dans la psyché de Molly jeune femme perdue dans ses fantasmes, ne parvenant plus à les distinguer de la réalité et sombrant la psychose meurtrière. Loin, très loin des stéréotypes du genre, envoûtant et désespéré,  The Witch who came from the Sea nous entraine aux abords de Santa Monica, vers une côte Ouest avec son front de mer grisâtre, sa station balnéaire hors saison, presque déserte, ses bars sans joie.  Perturbant un traitement particulièrement réaliste, le fantasme fait irruption en tant que distorsion du réel, comme le reflet d’une altération mentale. On entre de plein pied dans la tête de Molly, épousant son point de vue et sa  dérive tragique. The Witch who came from the Sea est l’histoire d’un trauma sans résilience, d’une vie hantée par l’inceste d’un père sur une petite fille.

Dès la troublante première séquence, Matt Cimber distille le malaise en commençant par la vision idyllique de Molly, la tata adorée et attentive, avec ses deux neveux sur la plage. Son sourire se fige et son regard se perd ailleurs, attiré par le spectacle – ou le songe – d’homme bodybuildés sur la plage… qui se mue soudain en apparition morbide. The Witch who came from the Sea installe donc un climat de trouble sexuel, et de rêveries déviantes qui ne fera que s’amplifier au fil de l’œuvre,  dérangent autant qu’il inquiète, jusqu’à confondre les deux mondes. Cette descente aux enfers n’est pas sans rappeler celle de Susanna York dans le Images de Altman, mais c’est au Répulsion de Polanski qu’on pense le plus :  là où Carol fuit les hommes et les tuent lorsqu’ils l’approche, Molly ne songe qu’à s’offrir à eux, les attire avant de sombrer dans la folie homicide, en état second. Elle refoule à l’envi la scène traumatique, réinvente un père mythique, papa tendre et protecteur, capitaine de bateau disparu en mer, et lorsque le viol remonte à la surface, son subconscient se fait vengeur, rageur.

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Molly se laisse littéralement happer par les programmes télés, hypnotisée : elle admire les footballeurs ou les stars publicitaires. Elle est à nouveau cette enfant naïve face à ses héros cathodiques, les voyant comme des hommes idéaux et exemplaires. Condamnée à devoir relier éternellement enfance et le viol, la petite fille à l’innocence bafouée et la femme dévorée par son désir charnel se combattent et se confondent. Le spectacle télévisuel l’entraine dans cette confusion des sens,  entre les dents blanches des machos bien rasés ou les souvenirs de clowns aux sourires inquiétants. Prise d’hallucinations, elle les entend l’appeler de l’autre côté du poste, les inviter à être leur amant.  Le monde est si petit dans The Witch que lorsqu’elle les rencontre vraiment ces « stars » du petit écran, les frontières s’effacent plus encore, laissant la fissure s’agrandir.  Ce vide télévisuel, comme une stimulation de la folie et de l’enfermement, contribue à sa déchéance.

La forme épouse  le vertige intime de Molly ne sachant plus à quoi se raccrocher ;  la réverbération de la bande son déstabilise lors de ses divagations, tel un écho qui lui martèlerait la tête. Mat Cimber adopte également un montage très cut, très approprié à la représentation de la panique, ou emploie des effets thermiques alors que tout se brouille en elle, qu’elle perd pied et sombre dans le chaos. Nulle autre actrice que Millie Perkins n’aurait pu illustrer de cette manière un tel portrait de l’abîme. Oui, la Millie Perkins qui fut Anne Frank, avant de jouer chez Monte Hellman dans les superbes The Shooting, Cockfighter et L’ouragan de la vengeance. Elle y est fabuleuse, jusque dans un final saisissant, offrant un tableau de femme abandonnée à la douleur, comme une singulière déclinaison de piéta.

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Comme à leur habitude Arrow nous offre les meilleures copies possibles, ce qui n’était pas le cas des versions précédentes. La copie de The Witch who came from the Sea est peut être celle qui a subi le plus les ravages du temps et l’on note notamment la présence de quelques craquelures, mais elle récupère également des couleurs qu’on ne lui connaissait pas auparavant. C’est impressionnant.

L’éditeur n’a pas non plus lésiné sur les bonus. Malatesta’s Carnival of Blood propose en plus des interviews du réalisateur Christopher Speeth et du scénariste Werner Liepolt, une discussion entre les directeurs artistiques Richard Stange and Alan Johnson évoquant le design du film. Le commentaire audio de l’historien du cinéma Richard Harland Smith est très intéressant. En bonus, le script original est disponible en BD-DVD-Rom.

Pour The witch…, Matt Cimber, Millie Perkins et Dean Cundey se sont livrés à l’exercice du commentaire audio.  Le documentaire « Tides and Nightmares » est un nouveau making of du film comprenant lui aussi des interviews de  Matt Cimber, Millie Perkins, Dean Cundey ainsi que de l’acteur John Goff. A Maiden’s Voyage est un joli document d’archive avec les intervention de Cimber, Perkins and Cundey. Enfin « Lost at sea » permet au réalisateur d’établir une réflexion autout de son film.

The premonition est des trois, le film qui bénéficie du plus de suppléments. Pour commencer on pourra écouter séparément la belle musique mélancolique d’Henry Mollicone. »Pictures of a premonition » est un petit documentaire qui rassemble les témoignages de Schnitzer, Mollicone et du directeur photo. On retrouve également l’incroyable Richard Lynch dans un document d’archive où il évoque sa carrière et comment il conçoit son rapport à l’Art et au métier d’acteur. Enfin, cerise sur le gâteau en plus de trailers et de spots télés, les premières oeuvres de Robert Schnitzer  trois courts métrages ‘Vernal Equinox’, ‘Terminal Point’ et ‘A Rumbling in the Land’qui présente des facettes plus expérimentales de son Art, plus politiques aussi. Ils sont passionnants à la fois par leur recherche formelle et le témoignage d’une époque qu’ils constituent. On y voit également combien le cinéaste est engagé, ce qui permet d’éclairer un peu plus toute l’importance du regard social dans « The Premonition ». Sa révolte en pleine période « love and peace » transparaît plus encore dans les quatre petites publicités en faveur de la paix (en pleine guerre du Vietnam) que cette édition propose.

Il ne faudrait pas oublier les introductions des trois films par Stephen Thrower, qui cernent parfaitement les enjeux de chaque film, dégageant leur originalité et la manière dont ils représentent un genre tout en étant totalement en marge des productions de l’époque.

Un coffret important qui vient corriger une nouvelle fois pas mal d’idées reçues sur le cinéma d’épouvante des années 70.

American Horror Project Vol 1

Malatesta’s Carnival of Blood (USA, 1973) de Christopher Speeth
The premoniton
(USA, 1976) de Robert Allen Schnitzer
The Witch Who came from the sea
(USA, 1976) de Matt Cimber

Coffret DVD et Blu-Ray édité par les éditions Arrow. Commandable sur le site Arrow

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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