Max Ophuls – « La Ronde » (1950)

Avec La Ronde (1950), Max Ophuls signe son retour en France après sa période américaine et le sublime Lettre d’une inconnue (1948). Cette valse du désir est servie par une farandole d’acteurs-vedettes qui rivalisent de célébrité et de brio : Simone Signoret, Serge Reggiani, Simone Simon, Daniel Gélin, Danièle Darrieux, Fernand Gravey, Odette Joyeux, Jean-Louis Barrault, Isa Miranda et enfin Gérard Philippe incarnant celui qui vient fermer le bal dans les draps de Simone Signoret. Il boucle ainsi la boucle du tourbillonnant manège des corps et des cœurs.

Le film s’ouvre précisément sur un manège qui tourne tourne tourne en dansant une ronde. Ronde des amours et des partenaires qui s’échangent à chaque tour des chevaux de bois. En dix saynètes ou tableaux, ondulants au gré de la danse, des costumes et des décors, les personnages cherchent le vertige et l’ivresse des amours interchangeables par tous les moyens et peu importe le prix à payer. Le film raconte, par le biais d’un narrateur-tourneur de manège et d’une ritournelle lancinante, les étapes enfiévrées de la séduction amoureuse : des préliminaires à la capitulation jusqu’à l’ailleurs, l’abandon pour les amours suivantes. A chaque nouveau tableau, un élément du couple cède sa place rappelant le changement de partenaire d’un bal.

Carlotta films1 restaure cette délicieuse valse viennoise à l’amertume qui fait grincer les dents et agace le palais. Le médecin autrichien, Arthur Schnitzler, qui a écrit la pièce dont le film est l’adaptation, le savait bien, cette ronde est aussi une ronde vénéneuse, aux miasmes puissants, une maladie des sens. De couche en couche, les partenaires se transmettent bien plus que des fluides et des baisers. Les maladies vénériennes font partie du jeu. Jamais mentionnée, la syphilis rôde dans les collures des plans, dans les coupes et les ellipses d’une auto-censure que le montreur-narrateur (Anton Walbrook) se plaît à souligner. Ophuls ne pouvait mettre en lumière les aléas du sexe autrement que dans une scène doucereusement critique qui voit le narrateur couper de la pellicule aux ciseaux. Plutôt osée pour l’époque, cette dénonciation de la morale bourgeoise et d’une censure par trop regardante. La mise en abyme donne le vertige, mimétique du déploiement frénétique de la danse, elle révèle les coutures du film et sa fabrication avec ce personnage quasi double du cinéaste : « Je vais en rond, cela me permet d’être tout à la fois, partout » déclare le montreur d’ombres mouvantes. La caméra épouse le rythme ondulant dans ces travellings à 360° si chers à Ophuls. Le désir chaloupe et fait des virages à donner le tournis pour revenir au décor inaugural et fermer le cercle dansant. Le tour de piste s’achève à l’aube dans une matinée froide et grêle, en un mot : désenchantée.

Dans son film suivant, le cinéaste réitère le propos avec Le Plaisir au titre voisin de cette ronde charnelle. Entrez dans la danse et voyez comme tout n’est que plaisir. Ce que veulent ces hommes et ces femmes tourbillonnants c’est sustenter leur soif d’amour, leurs appétits sensuels, en mettant un mouchoir sur les sentiments puisque de sentiments il n’est guère question. Non pour opposer l’amour physique à l’amour idéel mais plutôt comme si tous s’étaient d’emblée débarrassés de leurs illusions. Les femmes sentent avec un peu plus d’acuité que le don du corps équivaut trop souvent à l’abandon et l’oubli de ceux qui se tournent vers d’autres corps plus affriolants. Et comme si tous savaient combien les amants sont interchangeables, les échanges se font vite, rapides prises qui ne voient s’effacer un partenaire qu’au profit d’un ou une autre. Affriolants donc, appétissants peut-être, alors que tous les corps sont éventés, ils ont déjà été servis sur d’autres tables, ont déjà été la proie d’autres festins quand bien même chacun veut être le premier à goûter une chair fraîche : « Es-tu déjà allée dans un cabinet particulier ? » puis «  Tu ne vas pas me faire croire que je suis… », alors que le mot « premier » est judicieusement évacué. Un malentendu continuel où tous font semblant de consommer un met unique qui a pourtant déjà été lourdement entamé. Désir d’être le premier, désir de se donner et d’obtenir un petit quelque chose en échange : une caresse, un baiser… Fuir l’ennui, l’envie, le chagrin du lendemain.

La ronde est celle de ce malentendu continuel et bien partagé où hommes et femmes laissent couleur leurs illusions d’un partenaire à l’autre. Si celui-ci ne donne pas grand chose, le suivant est mal payé de retour.  Bien entendu, Freud, qui n’a jamais rencontré Schnitzler « par une sorte de crainte de croiser [s]on double »2, n’est pas loin : « Je crois, aussi déconcertant que cela paraisse, qu’on devrait tenir compte de la possibilité que quelque chose dans la nature de la pulsion sexuelle elle-même ne soit pas favorable à ce que se produise la pleine satisfaction. »3 De pleine satisfaction, il n’y a guère en effet. La Ronde rejoue la partition du désir inépuisable, de la volonté d’être comblé, de trouver le bonheur sans doute quand précisément « le bonheur n’existe pas » pour citer le comte, alias Gérard Philippe. Le don n’a pas lieu, on se prête au jeu le temps d’un tour de manivelle. Et prêter n’est pas donner…. Stendhal est convoqué mais nulle question de cristallisation, ce qu’Ophuls, comme Schnitzler, désignent c’est l’impuissance, l’impuissance d’accorder le monde et surtout l’amour à ses désirs, l’impuissance de trouver la juste mesure entre le fantasme, l’idéal et le réel. Les corps et les émotions, guère au diapason, participent d’une rare disharmonie. Et les nuits d’amour où l’on pleure des larmes de bonheur au lieu de verser d’autres sécrétions soulèvent des soupirs d’insatisfaction loin de toute concupiscence. Danielle Darrieux, déçue, ironise devant son jeune amant : « il y en a certainement beaucoup qui ne pleurent pas. » L’ insatisfaction est à son comble dans le lit conjugal qui ne fait même plus semblant de sauver les apparences d’un couple à la dérive : à l’écran deux lits chastement jumeaux. La caméra frontale relève la cocasserie de la situation. Et Schnitzler les ayant nommés Charles et Emma songeait sans doute à d’autres frustrations maritales déversées dans l’amour amer et adultère. Emma (Danielle Darrieux, sublime) espère des plaisirs équivalents à cette inoubliable mais presque unique lune de miel à Venise, évanouie dans un passé beaucoup trop lointain, quand son mari décompte sommes d’argent et nuits extatiques. Impavide, il explique qu’il ne faut pas tenter d’émousser l’amour par trop de « lunes de miel ». Chacun avance à un rythme désaccordé, la valse viennoise épouse le poids des désaccords et des pas mal chaussés, dans un bal au mouvement décalé.

« L’âme est une terre étrangère » écrivait Schnitzler, l’amour aussi lui répond Ophuls, peuplée de créatures errantes et sans patrie.

1« Carlotta Films, incontournable distributeur de films de patrimoine, toujours à la recherche d’idées innovantes, se replonge paradoxalement dans le passé pas si lointain, pour offrir aux salles, et aux spectateurs, à la fois des supports numériques et des copies 35 mm, à partir de la même restauration. Pour lancer cette nouvelle offre, elle a choisi La Ronde, premier des quatre films français du cinéaste. » La Cinémathèque française

2S. Freud, Correspondance 1873-1939, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1966, p. 370.

3S. Freud (1912), « Du rabaissement général de la vie amoureuse », OCF/P, XI, Puf, p. 139.

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