(Difficile de saisir ou circonscrire un tel projet. Ample et ambigu, effarant dans son propos, éblouissant et affligeant par instants, ce film multiple, en perpétuelle métamorphose, marque assurément un des sommets de l’année. Intrigués par ses ombres, obnubilés par sa force, nous avons décidé d’aller plus loin. Ce texte s’accompagne d’un entretien avec Joshua Oppenheimer, accordé lors de son passage à Paris, que vous pourrez retrouver dans les jours à venir sur Culturopoing)

Avec une clé changeante
tu ouvres la maison, dans laquelle
tournoie la neige des choses tues
Et au gré du sang, qui sourd
des yeux ou de la bouche ou de l’oreille,
ta clé change.

Change ta clé, change le mot,
qui doit suivre le tournoiement des flocons.
Au gré du vent qui te pousse en avant,
s’enroule autour du mot la neige

Paul Celan

 

1965, Indonésie : usant du prétexte d’un coup d’état manqué, l’armée indonésienne, sous le commandement du futur dictateur Soharto, lance une purge globale des communistes du pays. S’en suivront quelques mois d’horreur absolue, où une partie de la population massacre systématiquement l’autre, dans un terrifiant concert d’étranglements, décapitations, noyades, tirs et démembrements, disparitions brutales et nocturnes dans la rivière souillée. Et si le bilan, dont les chiffres officieux varient entre 1 et 3 millions de morts, est aujourd’hui encore incertain, c’est parce que les acteurs de ces massacres sont partout, vivant librement dans les villages ou au cœur des palais de l’Etat, réécrivant l’histoire selon leurs rires glaçants.

Cette danse macabre et hallucinée, c’était l’objet du premier film « international » de Joshua Oppenheimer, The Act of Killing (2013). Film coup de poing, sulfureux et limite, qui voyait mettre et se mettre en scène un duo improbable de bourreaux riants, Anwar Congo et Adi Zulkadry, revisitant sur les lieux même des fantômes ou dans des studios TV la précision de leurs gestes meurtriers, de leurs pas de deux avant de fouiller dans la chair, recrutant de force au passage quelques populations de survivants pour, pourquoi pas, leur faire rejouer le rôle de leurs disparus.

Exercice de monstration autant que de démonstration jusqu’au-boutiste et fiévreux, plongeant sans filet dans la noirceur de l’âme, et n’évitant aucune collusion à même d’extirper la bile noire et égotique des assassins, le film, dans sa version originale (avant d’être, en France, systématiquement amputé, que cela soit pour la version ciné ou pour Arte qui poussera le vice jusqu’au doublage ridicule), se vivait comme un bad trip baroque, moins la documentation d’un réel que la mise en place d’une sur-réalité, celle de cette dystopie glaçante encore en cours dans le quotidien de ceux qui massacrèrent et de ceux qui souffrent.

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Au chant du bourreau répond le silence de la victime, et dans un même geste de contre-champ, The Look of Silence poursuit son voyage, avec Adi, né après les massacres, enfant-cercueil qui vit avec l’absence de son frère, Ramli, dont il découvre la reconstitution de la mise à mort dans un rush de Joshua. Obstiné et empathique, portant la colère silencieuse de sa mère tendre et le dégoût pour le révisionnisme enseigné à son fils, il décide, usant de son métier d’optométriste, de confronter en compagnie du réalisateur chacun des bourreaux qu’il croisera sur sa route. Non pour les accuser, mais pour regarder le Mal dans les yeux, s’y tenir debout et comprendre.

On comprendra immédiatement l’impossibilité du projet : celle d’espérer, comme Adi, une réconciliation naïve, intime ou nationale. Le film, d’ailleurs, même s’il fait mine de croire aux larmes de crocodile de certains, ne la laisse jamais espérer, pas plus qu’il ne prend le parti d’une reconstitution historique éclairant divinement à coup de voix-off ces moments. Car ce qu’il entend montrer, c’est le geste, avant tout : c’est justement cet échec perpétuel, cette impossibilité à entendre dire (le silence du titre) et l’univers sordide qui pousse à mettre une telle odyssée absurde en branle.Le personnage comme réalisateur de sa propre vie, menant interview et confrontations, avec comme ligne de front le film, seul témoignage à même de lui permettre de reprendre en main sa propre vie tandis que son vieux père sénile à force de se taire perd peu à peu pied, image de tout un pays malade de se taire.

Ample par son propos, intime dans sa forme, le film impressionne immédiatement par l’étrange calme qui semble prédéterminer à sa progression, ne cédant jamais au baroque de l’horreur. A l’image de l’inébranlable calme d’Adi, c’est le temps distendu de l’attente perpétuelle : un film presque sans enjeu premier (rien de bien neuf sous le soleil rouge vif, et l’histoire de Ramli est malheureusement si banale dans cette période), si ce n’est ce souffle glacé, toujours en sourdine, où on affirme sans détour boire le sang des morts comme si on devisait d’une chanson pop, resserrant peu à peu l’emprise étouffante du Mal et sa banalité.

Le film comme contrainte et révélateur pour les bourreaux aussi, dont la métaphore magnifique serait le métier d’Adi et son cérémoniel. Étrange incarnation métaphorique du réalisateur, mise en scène de la contrainte du cinéma : assis sur la chaise du docteur, bloqué par la machinerie des lunettes de test, pas d’autre choix pour les tortionnaires que d’accepter de subir. Adi et Joshua, réalisateurs meta ou intra, cherchant métaphoriquement ensemble le meilleur verre optique à mieux de les « faire voir ».

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Montrer, malgré tout : par un jeu de miroir au spectateur, la tentation fictionnelle est alors grande, poussant sa baïonnette filmique pour l’édification des foules, n’hésitant pas, grâce à un habile système d’interviews en Champ/contre-champ à manipuler les durées d’un plan de regard, un moment de silence, une empathie un peu trop feinte, recourant ailleurs à la métaphore un peu pataude au besoin ou au propos bien appuyé « you killl peopllleeeee ».

C’est que chez Oppenheimer, à l’instar d’un Herzog délirant ou de la pauvre chèvre de Bunuel, la fin justifie toujours les moyens, qu’importe ce qu’il en coûtera.

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Un plan, problématique, en témoigne. Placé de manière assez improbable au bout d’une heure de film, il voit le réalisateur suivre pendant un effarant plan séquence le père d’Adi, aveugle et apeuré, ramper et se cogner aux murs de sa propre maison en hurlant « Où suis-je ? Faites-moi sortir ! Je suis si seul… ». Métaphore limpide, lourdaude, et putasserie télévisuelle totalement à l’encontre du respect silencieux que le reste du film construit patiemment. Qu’importe l’humiliation si elle sert son propos.

Sauf. Oui, sauf que : le réalisateur de ces images n’est pas Oppenheimer, mais Adi, à qui Joshua avait confié une caméra pour documenter son quotidien et dont la séquence-clef est celle-ci, la plus douloureuse puisque c’est le premier jour où son père a perdu la raison. Et ce qui est inacceptable chez Joshua l’est quand le régime des images est celui d’un document intime d’un fils témoignant pour son père.

Cette anecdote, que le réalisateur rapporte dans la plupart de ses interviews, et qu’il élude lors de notre rencontre, montre bien la problématique du système-Oppenheimer : rien, dans la narration filmique (sous-titres, qualité d’image différente, etc), n’exprime ce glissement d’énonciation, ce changement d’auteur. Car ce qui importe avant tout, c’est le film-monde : son univers, son effet produit, sa mise en « scènes ».

D’où ces lumières parfois complètement expressionnistes, ces sons bizarrement mixés (le sifflement ininterrompu sur l’interview du chef de l’escadron de la mort), ces cadres parfois trop composés. Comme il nous le confiait lors de notre entretien, le film est un « work in progress » qui se construit patiemment, pierre à pierre, et qui se cherche.

C’est d’ailleurs en cela que le diptyque est, bien plus qu’un film des droits de l’Homme ou une fresque historiographique, et qu’un tel témoignage ne pourrait exister ailleurs : jamais les individus ne sont dupes du système dans lequel ils se trouvent, qu’ils en soient acteurs (The Act of Killing) ou personnages (The Look of Silence), s’adressant au hors-champ, se vantant pour la légende ou menaçant de tout arrêter, prisonnier d’un réalisateur usant de la puissance du système tout à la fois comme un bouclier (c’est une loi assez courante dans la mécanique d’une interview qui dit qu’une fois lancée, l’interviewé n’osera que très rarement en interrompre le cours) que comme un miroir (les tortionnaires vérifiant leurs propres séquences dans The Act of Killing, ou Adi regardant sans cesse les mêmes séquence sur sa TV).

Et dans le fond, celui qui cherche à dire ou à faire dire est bien moins Adi que le film lui-même, d’élégances et justesses en cassage de gueules retentissants. Car The Look of Silence, à l’instar du précédent se consumant dans sa boulimie de monstration, est moins un film sur le sujet qu’il semble traiter qu’un film sur le cinéma au train de se faire, et de s’interroger sur ses potentialités autant que les limites. Sur une manière (et matières) dynamiques d’interroger les mécaniques d’images et de silence. Celles que l’on produit, celles que l’on détruit, celles qui nous protègent.

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On pourra au choix trouver cela dégueulasse ou stimulant. Il n’empêche : une fois les fainéants supprimés (ceux dont la manière de dire n’est même pas une question, et qui constituent la cohorte insupportable de la masse « documentaire »), rare sont les films semblant modifier au cours même de la durée de leur projection leur forme, leurs moyens, et leurs horizons (la position du réalisateur, par exemple, longuement discutée lors de notre rencontre, et sur laquelle nous ne nous étendrons pas ici).

Cette dynamique plastique et morale, oscillant autour de l’axe vibrant du no man’s land démilitarisé qu’est la frontière entre fiction et documentaire, refusant de choisir tout autant que ses personnages, c’était ce qui donnait sa poésie fiévreuse à The Act of Killing dans sa version longue, jusqu’à finir par brouiller les pistes de la morale, et sa beauté calme et effrayante à The Look of Silence.

Monstrueux dans ses ambitions comme ses ambiguités, habité par sa mission rédemptrice, aussi mensonger au besoin que ses tortionnaires et aussi cathartique que le désir d’Adi, insupportable ou fascinant, The Look of Silence est moins le pendant de The Act of Killing que sa « vérité » nue, dans un système où ce qui se montre est illusion : puisqu’Adi, naïf chevalier, ne pourra jamais panser sa plaie, le film sera le réceptacle de toutes ses images tues.

Lorsque le sang a coulé et qu’il a été bu, que même le manque et l’absence ne peuvent se dire, créer des images, non pas vraies, mais qui interrogent ce hiatus. Un tombeau brulant des invisibles, une élégie pour les silences.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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