Fritz Lang – "Les Contrebandiers de Moonfleet" (1955)

 

 
En cette fin d’année, les plus chanceux d’entre nous, pourront courir retrouver en salles "Les Contrebandiers de Moonfleet" qui ressort dans une copie neuve 35mm. A l’heure du numérique et de l’hyperréalisme HD, il est bien rafraîchissant de renouer avec le charme de ces images, à la texture et à l’imprécision si touchantes.
 
Tourné en Cinémascope, "Les Contrebandiers…" est un très beau livre d’images, voilées et cuivrées, qui rappellent le charme des illustrés et la sophistication des gravures. C’est bien-sûr un récit d’aventure, situé au milieu du 18ieme siècle dans l’obscurité menaçante des côtes anglaises, avec leurs landes hostiles et leurs potences. Les péripéties, entre contrebande et coups d’épée, se doublent d’un conte initiatique, dans lequel se joue la question de la filiation.
 
Le jeune John Mohune, devenu orphelin depuis peu, est confié à Jeremy Fox (Stewart Granger), un contrebandier élégant mais cruel. L’homme a été autrefois lié à la mère du garçon puis violemment éconduit par le clan maternel. Jeremy Fox va tenter de se débarrasser du garçon qui l’encombre, mais forcé par les circonstances, il devra se résigner à le prendre sous son aile.
 
Le film, finement émouvant, est la démonstration brillante qu’un spectacle grand public (ou "familial") peut véhiculer, sans aucune mièvrerie, un contenu universel tout en étant d’une redoutable tenue.
 
 
L’attrait de ces "Contrebandiers…" tient à deux choses comme on a pu le dire : celle de nous faire éprouver, via ce destin fabulé, la complexité des relations de transmission, puis celle de nous replonger en enfance, en nous immergeant dans l’imaginaire de nos livres illustrés. Ce regain d’enfance joue à de multiples niveaux : le spectateur s’identifie au jeune personnage dont il épouse le point de vue avec humour ; Jeremy Fox, le mauvais mentor, se projette également dans ce petit arrogant : il y voit un moyen de renouer avec cette part d’innocence qu’il croyait définitivement consumée ; Fritz Lang, enfin, se ressource dans l’imaginaire feuilletonesque qui a animé la première partie de son œuvre, des "Araignées" jusqu’aux "Espions". C’est ce balancement entre une enfance perdue et retrouvée, qui est aussi "l’enfance" créative du réalisateur, qui fait le prix du film et sa subtile mélancolie. Alors que l’orphelin John Mohune n’a de cesse, comme tout enfant, de se muer en adulte, les autres courent secrètement retrouver leur élan enfantin, et une candeur trop vite éteinte. Jeremy Fox représente la conscience aigue de cette perte, avec sa part d’irréparable et de fatalité. Le contrebandier doit se plier à sa mauvaise destinée même si une formidable opportunité va s’offrir à lui in extremis : celle de défaire symboliquement son propre destin en aidant ce double de lui-même à bien se constituer, sans en gâcher ni les rêves ni la confiance ingénue.
 
 
La saveur du spectacle et des scènes ne sont pas à minorer pour autant. On y trouvera avec beaucoup de plaisir les morceaux de bravoure attendus, du prologue gothique jusqu’au combat spectaculaire à la hallebarde, en passant par le spectre d’un aïeul sanguinaire, l’effroyable Barberousse, qui aurait caché, chuchote-t-on, un trésor inestimable. Au passage, Lang reprend le thème des sociétés secrètes, criminelles ou ésotériques, qu’il a décliné tout au long de la période allemande dans ses films muets. Ici le cercle clandestin est formé par ces contrebandiers de Moonfleet, tenus de main de fer par leur chef Jeremy Fox. On les verra se rassembler dans l’ombre inquiétante des caveaux et se livrer, la nuit tombée, à leur trafic de marchandises, tabac, alcool ou soie. Lang campe une galerie pittoresque de crasses édentés, avec un tavernier revanchard, un faux prêcheur et quelques autres burlesques ou méchants imbéciles. Dans la lumière, ce sont quelques éminences décadentes qui commandent en sous-main les agissements de Fox depuis leur salon mondain : lord et lady Ashwood (George Sanders et Joan Greenwood). Moonfleet, ce petit village sur la côte anglaise, est bien un lieu de perdition qui baigne dans une atmosphère lugubre, de secret, de criminalité et d’amoralité licencieuse. Il n’y a guère que la naïveté d’un jeune regard étranger, pour convertir la criminalité de son maître cynique en distinction chevaleresque. Luttant contre sa nature corrompue, Jeremy Fox finira tant bien que mal par se prêter au jeu et y retrouvera une salutaire estime de soi.  Entre temps, illusion et mise en scène n’arrêteront pas de se déployer pour soutenir la duperie. Fox maquille l’activité criminelle aux yeux des autorités, des pieux villageois et surtout de John, tandis que le gamin s’obstine à ne voir que noblesse et prestige dans ce monde décati.
 
 
Le film a longtemps été mal aimé, en premier lieu par Lang lui-même, qui n’y voyait qu’une commande commerciale avec une vedette imposée (Stewart Granger, dont il dénigrera injustement la performance) et un happy-end de rigueur (qui n’est pourtant pas des plus allègres). Même si l’on sait la fortune critique qu’a connue le film en France (Serge Daney en fera son film fétiche), il n’est pas sûr aujourd’hui encore que cette condescendance, envers un apparent produit de divertissement, soit totalement dissipée. Beaucoup d’amateurs persistent dans le malentendu en condamnant l’apparente ingénuité du contenu et une facture aussi brillante que consensuelle. Pourtant, le film est bel et bien habité par un pessimisme latent et une réelle ironie. Le mentor est corrompu, la transmission un peu maudite et l’enfant orphelin! La dimension crépusculaire ne se réduit pas qu’à la photographie très envoûtante de Robert Plank. C’est aussi un film qui appartient pleinement à l’univers du cinéaste, ludique et sombre à la fois. Il est en tout cas certain, que malgré le destin contrarié du film (pression des studios sur le réalisateur, échec commercial aux Etats-Unis et distribution chaotique en Europe), bon an, mal an, Lang s’y rapprochait le plus d’une sorte d’équilibre classique, avec une mise en scène des plus limpides. Aujourd’hui, cette reprise nous donne la possibilité d’en faire, à nouveau, le très délectable constat.
 
 
 

reprise en salles en copie neuve à partir du 25 décembre 2013

 

 

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A propos de William LURSON

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