« Entre Chien et loup », m.e.s de Christiane Jatahy

Détricoter l’obscurcissement

Quand le vieux monde se meurt et que le nouveau tarde à apparaître ; dans ce clair-obscur, c’est bien connu, c’est là que les monstres surgissent. C’est peut-être cet état de paralysie, entre chien et loup, dont nous parle Christiane Jatahy.

Cette metteuse en scène née à Rio, déjà venue en Avignon en 2018 avec Le Présent qui déborde – Notre Odyssée II, revient cette année avec une nouvelle pièce mêlant également film et dispositif théâtral, actrices et acteurs et personnages. Là encore, elle traite de la thématique de l’étranger, dans une version beaucoup plus aboutie, en s’éloignant des mythes antiques pour cristalliser son urgence de parler de la montée du fascisme au brésil en revisitant le film Dogville de Lars Von Trier.

 

Entre Chien et loup, Christiane Jatahy © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon 2021

 

L’œil attentif des comédiennes et des comédiens. Ils se glissent quelques mots, font les cent pas, scrutent l’emplissage des gradins. La tension n’est pas dissimulée. Des néons éclairent la scène et le public uniformément ; ceux de la scène resteront allumés tout du long, comme pourraient l’être ceux d’un vivarium.

Car c’est en effet un laboratoire qu’installe Christiane Jatahy à l’Autre Scène du Festival IN d’Avignon. Les présentations des comédiennes et comédiens en adresse au public donnent le ton : au sein de cette troupe-communauté, on se connait, on se brocarde, on se charrie parce que l’on s’aime bien. On palpe dès les premières minutes le désir qu’a eu la metteuse en scène de réunir non pas une équipe à la technicité irréprochable, mais une équipe composée d’individualités à l’aura forte auxquelles on pourrait tout de même s’identifier, comme un bouquet de belles personnes. On entre donc doucement dans la proposition, émanant, comprend-on, de la tête pensante du groupe (l’ambivalent et paisible Matthieu Sampeur, qui nous rappelle vaguement le personnage de Paul dans le Funny Games de Haneke). Le contrat de départ est simple : faire le nécessaire pour accueillir au sein de la communauté « l’Autre » comme il se doit. N’importe quel spécimen étranger ; pourvu que la troupe, avec son grand cœur et son désir de communion puisse infléchir l’insupportable fatum de Dogville. Depuis le public se manifeste alors une jeune femme brésilienne, Graça, qui confie d’une voix nouée être ici de passage, fuyant les menaces des milices privées proches de l’extrême droite qui pèsent sur elle et sa famille. La fugitive sera accueillie à bras ouverts, dans un enthousiasme presque unanime. « On s’intéresse au sort des autres ».

« [Les personnages] vont tenter de ne pas répéter l’histoire du film, l’échec de l’humanité. Mais dans la fusion du théâtre et du cinéma, le présent du théâtre est peu à peu attiré par le passé d l’histoire du film. La pièce fait son chemin entre la tension d’un passé que nous ne voulons pas répéter et la tentative du temps présent de construire un autre futur possible ».

Christiane Jatahy

 

Entre Chien et loup, Christiane Jatahy © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon 2021

 

Alors, d’où viennent les monstres ?

La très grande force de Christiane Jatahy a été de définir le début de sa pièce comme un temps zéro où tout était encore possible. Les mécanismes de désir, de manipulation, de reproches, de doutes, de soumission, sont alors instillés dans chaque personnage selon la place qu’il occupe dans la constellation de groupe. Avec un œil aiguisé, on pourrait repérer les « signaux faibles » dès les premières minutes de jeu. Des silences, des plaisanteries qui passent mal, des sourires polis. Graça (Julia Bernat, remarquée chez Kleber Mendonça Filho), dans les traces de la Grace du film incarnée par Nicole Kidman, est le véritable visage de la lumière. Ployant sous la culpabilité d’être redevable au groupe et cherchant à être officialisée au sein de la communauté, elle se rend indispensable à la vie quotidienne. Face à cette aubaine, le groupe, lui, est pulvérisé en une multitude de réactions individuelles. Elle est une révélation, au sens de révélatrice des pulsions enfouies chez chacune et chacun. Mais persiste une sensation partagée par toutes et tous, quel que soit son rapport à l’entraide : cette protection qui est octroyée à Graça pourrait éventuellement appeler contrepartie. Et c’est cette tache, tenace, indélébile, logeant au fond de la conscience — même si l’on veut la chasser — qui fait que l’on se sent tout de même bien bon de faire cela pour l’autre. Et qu’il s’en faudrait de peu pour que l’autre devienne notre prisonnière ou prisonnier sous caution.

La projection sur écran fait aussi partie du show : Christiane Jatahy n’est pas la première à utiliser cette forme hybride, mais y surgissent aussi des fantômes, et une manière de dissocier plateau et imagination, une façon de scinder le réel en plusieurs possibles. Autre écran remarqué : le smartphone. Celui sur lequel on découvre les fake news, donc en quelque sorte le cheval de Troie de la défiance pour autrui ; celui duquel on entend les mélodies brésiliennes de Gal Costa ou Caetano Veloso ou celui qu’on tire de sa poche et sur lequel on scrolle quand il n’y a plus rien à dire. Celui, aussi, avec lequel on filme les preuves et avec lequel on fait chanter.

 

Entre Chien et loup, Christiane Jatahy © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon 2021

 

De cette expérimentation humanitaire en peau de chagrin, nous gardons aussi en tête que les idéaux peuvent être altérés à cause d’intérêts égoïstes ; la vidéo d’un viol en avance rapide parce que « on a compris » ; un vieux piano dont on dépoussière les cordes et dont les entrailles résonnent comme la honte, les quelques « Fora Bolsonaro ! » [« Bolsonaro dehors ! »] qui fusent lors des applaudissements.

Dans une mise en scène intelligente au parti pris « méta » et à la scénographie qui, comme dans Dogville, abat tous les murs (à commencer par le quatrième), Christiane Jatahy livre une pièce qui trahit une sincère nécessité de créer pour dire quelque chose. Lars Von Trier est l’orfèvre de tout ce qu’il y a de pire chez l’humain : Dogville est peut-être son film le plus insidieux. En promettant de s’en détacher, et à la fois, en dynamitant cette promesse, la metteuse en scène extériorise sa rage et son impuissance d’être témoin de la complaisance et de la mauvaise foi de son pays face à un retour progressif mais certain vers le fascisme et la dictature. Son effroi, en remarquant que les discours bolsonaristes trouvent échos chez des proches. Il faut rappeler qu’en 1985 seulement, le Brésil sort de vingt ans de dictature ayant causé la mort de milliers de natives et natifs, de centaines d’opposantes et opposants, la disparition, la torture et l’exil de milliers de personnes… Les citations de Bolsonaro qui explosent dans le texte sonnent un retour glaçant à la réalité : un rideau de tristesse (sans artifice) sur le visage de la troupe. « Quand le fascisme devient réel, il n’y a plus de personnage, de théâtre (…) il n’y a plus rien (…) que le silence. Peut-être la musique ».

 

avec Véronique Alain, Julia Bernat, Elodie Bordas, Azelyne Cartigny, Paulo Camacho, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa – musique par Vitor Araujo

Retrouvez ici les dates de tournée en France, en Suisse, en Belgique et en Italie.

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A propos de Antoine HERALY

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