Wim Wenders – « Les Ailes du désir » (1987)

La ressortie sur les écrans du film-phare de Wim Wenders, Les Ailes du désir (1987, prix de la mise en scène du quarantième festival de Cannes), dans sa version restaurée permet de revoir ce chef-d’œuvre. Le décor : Berlin. Traversé par un mur, les cicatrices de la guerre sont partout. Wenders les déploie à travers des archives qui se chevauchent de la même façon que la litanie des voix d’hommes et de femmes qui peuplent le film. Des voix qui s’entremêlent indéfiniment. Deux anges, Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander), sont descendus sur terre afin d’apaiser cette humanité blessée par les tracas du quotidien, tentée par la mort, habitée par la souffrance. Invisibles aux hommes, seuls les enfants sont dotés de la capacité de les voir apparaître. « Lorsque l’enfant était enfant vint le temps des questions : est-ce que le Mal existe vraiment ? » Le film se pose tel un conte métaphysique pour adultes en mal d’enfance et de douceur.

La bibliothèque, les rues, les bus, les voitures, le métro bruissent de voix intérieures qui transportent la douleur d’être homme mais aussi le désir d’être homme malgré tout. La mort surprend à un croisement de route ou sur un toit. Et l’ange pousse un cri. Ce cri témoigne de son impuissance à apaiser toutes les souffrances, à les porter, à redonner l’espoir.

Le film s’ouvre sur un œil, l’oeil d’un ange qui surplombe et observe Berlin en noir et blanc. L’esthétique de Wenders et de son chef opérateur Henri Alekan (le nom du cirque lui fait un clin d’oeil) produit une image somptueuse, digne hommage à l’expressionnisme allemand. Ce regard surplombant, contrairement à celui des oiseaux de sir Alfred qui eux aussi regardaient l’humanité d’en haut, est empreint de tendresse. Wenders croit en l’homme, il a foi en ces humains blessés, eux qui cherchent un peu d’affection sur cette terre désolée. Il peint une humanité née des ruines et encore habitée par les stigmates de la guerre. Une humanité qui n’en revient pas d’être toujours debout, même si Berlin demeure la ville au visage barré par un mur. Deux ans avant la chute de celui-ci, l’ange abolit les frontières, fait tomber les barrières qui défigurent la capitale allemande et amène les espaces à se combiner, se réunir dans une forme d’apaisement. Berlin est hanté par les images de son passé, ses fautes, ses crimes et son effondrement. Mais Wenders ne veut pas s’épancher, témoigner de la douleur, il veut couturer les cicatrices, panser les plaies, sauver l’homme. Par des trouées de lumière et de couleurs, il efface les frontières chromatiques, sa caméra fait s’effondrer les espaces clos, pénètre dans les foyers, dans les esprits, les songes. L’univers se teinte d’onirisme, il poétise Berlin. Son film n’est pas dénué non plus d’humour. A l’aide d’une ingénieuse mise en abyme, Peter Falk vient y interpréter son personnage de Colombo. Ancien ange débarqué de la cinquième avenue, il doit interpréter le rôle d’un détective en quête d’un disparu dans un film historique et policier qui reconstitue les plaies berlinoises de la seconde guerre mondiale. Un film se glisse dans le film.

« La vie sous le soleil n’est-elle rien d ‘autre qu’un rêve ? » La première trouée de lumière dans cette humaine peine, c’est la caravane d’un cirque dans lequel Marion (Solveig Dummartin), la trapéziste, officie. Elle vogue, tangue, s’envole sur son trapèze. Une acrobate du mouvement et de la grâce qui n’hésite pas à affubler ses congénères de noms d’oiseau orduriers lorsqu’ils lui demandent d’incarner davantage l’ange. « Avec ces ailes de poulet » qui la gênent dans la fluidité de ses gestes. Elle est un ange pour Damiel qui vient de tomber amoureux. Les anges ont-ils le droit de vivre comme des hommes, de renoncer à leur mission afin de prendre avec eux la souffrance mais surtout d’y participer ? Cette humanité si peu attirante en apparence, se révèle en définitive porteuse d’espoir, d’amour, de désir. Les ailes du titre sont-elles celles de Marion ou Damiel ? Elle qui attend l’amour, lui qui est tombé du ciel pour le lui apporter.

La seconde trouée est d’ordre musical : l’homme du cirque ou de la caravane, The Carny, chanté par Nick Cave and the Bad Seeds relève de l’incantation. No-one saw The Carny go. Le chagrin se fond en désir quand le timbre grave de Cave enchaîne From her to Eternity. La solitude se partage. Les murs de la ville portent les affiches de ce concert à venir. Wenders le filme après l’avoir transporté dans la cabine interne de Marion. Elle écoute le vinyl sur platine, dans sa roulotte de fille du cirque, avant sa rencontre électrisée avec Cave puis l’ange, Damiel. Un ange qui a, comme elle auparavant, abandonné ses ailes ; mais le troc en valait la peine puisqu’il ouvre la rencontre de deux âmes esseulées. Comme dans la chanson, enterrons le chagrin.

Entre réflexion métaphysique et exploration sensorielle, le film déploie les ailes de ses anges trop humains sans doute, tellement humains qu’ils goûtent leur sang et le trouve bon, comprenant peut-être par là même un peu mieux une humanité avide de le faire couler ; des anges qui se font rouler en vendant l’armure avec laquelle ils sont tombés, l’armure de leur renaissance. Mais jamais l’abandon de leurs ailes n’est vécu comme une déchéance, au contraire, tout confine à l’appréhension d’un amour sans borne, d’une découverte du cadeau de l’humaine existence.

Et le poète vient fermer le film, le poète qui voulait chanter l’épopée de la Paix, qui cherchait en vain la Potsdamer Platz sur un terrain vague car Wenders peut-être plus encore qu’un conte nous offre un film-poème. Un film-poème dans lequel les images et les voix opposent leur refrain au flux du monde : concevoir une image ne suffit pas, il faut vivre à l’intérieur de cette image puisque « nous sommes embarqués ».

And no-one saw The Carny go
The weeks flew by
‘Til they moved on the show
Leaving his caravan behind
It was parked out on the south-east ridge
And as the company crossed the bridge
With the first rain filling the bone-dry river bed
It shone just so upon the edge

Away ! Away ! We’re sad to say !

Dog-boy, Atlas, Mandrake, the Geeks, the hired hands
There was not one among them that did not cast an eye behind
In the hope that The Carny would return to own kind

The Carny left behind a horse all skin and bone
That he’d named ‘Sorrow’
And it was a shallow, unmarked grave
That that old nag was laid
In the then parched meadow

And it was the dwarves that were given the task of digging the ditch
And laying the nag’s carcass in ground
While Boss Bellini waved his smoking pistol around
Saying, « the nag was dead meat
We can’t afford to carry dead weight »
While the whole company standing about

While the whole company standing about
Not making a sound
And turning to the dwarves perched upon the enclosure gate

The Boss says, « bury this lump of crow bait »

And the rain came hammering down
Everybody running for their wagons
Tying all the canvas flaps down
The mangy cats growling in their cages
The bird-girl flapping and squarking around
The whole valley reeking of wet beast
Wet beast and rotten sodden hay
Freak and brute creation
All packed up and on their way

The three dwarves peering from their wagon’s hind
Moses says to Noah, « We shoulda dugga deepa one »
Their grizzled faces like dying moons
Still dirty from the digging done

And Charlie, the eldest of the three, said
« I guess The Carny ain’t gonna show »
they were silent for a spell
Wishing they had done a better job of burying Sorrow

And the company passed from the valley into higher ground
The rain beat on the ridge and on the meadow and on the mound
Until nothing was left, nothing at all
Except the body of Sorrow that rose in time
To float upon the surface of the eaten soil

And a murder of crows did circle round
First one then the others flapping blackly down

And The Carny’s van still sat upon the edge
Tilting slowly as the firm ground turned to sludge

And the rain it hammered down
The rain it hammered down
And the rain it hammered down
And the rain it hammered down

And no-one saw The Carny go
No-one saw The Carny go
And no-one saw The Carny go
I say it’s funny how things go

Nick Cave and the Bad Seeds, The Carny

 

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