Georges Perec – « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien »

Il est des ouvrages dont la sapidité puissante prend une teinte nouvelle au détour du réel qui parfois les rattrape, les dépasse, les ré-actualise façon F5 : c’était le cas de la ruée vers La Peste durant le confinement, tant aux métaphores nazies l’isolement et l’abnégation du temps suspendu de 2020 semblait offrir un nouveau masque, respiration bénie est ces temps perdus. Puisque quelqu’un l’avait décrit, alors peut-être n’est-ce pas a-normal, et peut-être nous en sortirons-nous.

C’était le temps du silence. Avec le déconfinement, arrive celui du bourdonnement, de la ruée vers les terrasses, les embrassades éloignées et les gestes barrières face aux pintes de bière. La célébration virtuelle de la moindre planche minable et surfacturée comme un élan vital, pour le citadin, vers le retour à la vie.

Quel meilleur tempo et meilleure conjoncture pour la ressortie, dans la renaissante collection poche de Christian Bourgois (sous une nouvelle couverture élégante et sous la direction dynamique du talentueux Clément Ribes), de cette Tentative d’épuisement d’un lieu parisien du mage Georges Perec ?

Paru initialement en 1975 dans la revue « Cause commune », le texte, tout autant que son auteur, est célèbre, à tel point que ses exégèses diverses finissent par l’écraser, si mythique que finalement peu de personnes honnêtes placées sous la torture avoueraient l’avoir réellement lu, l’utilisant simplement comme saupoudrage de démonstration de l’art oulipien et ses avatars au détour d’une conversation ou d’un texte.

Le projet initial est pourtant limpide et perecien en diable : s’asseoir, jour après jour et heure après heure, tout autour de la place Saint-Sulpice, et noter avec le sérieux et le décalage qu’on lui connait, non pas l’ensemble des grands évènements ou bâtiments, mais ce qu’habituellement on ne raconte pas, ou au détour d’une phrase pour faire vrai. Des petits riens qui font le jour d’une ville : des chiffres, des signaux lumineux, des bus RATP ou des touristes photographiant. Des pigeons idiots (leur donner des coups de pieds pour de faux, tatata), des hommes à pipes et des femmes à jupes plissées, des célébrités ou des mourants, les taxis, présents ou absents. Des gens debout, assis, penchés, mouvants, fixes, tournant à gauche ou à droite. Personne. Pause.

Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie , un hôtel des finances , un commissariat de police , trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église à laquelle ont travaillé Le Vau , Gittard , Oppenord , Servandoni et Chalgrin et qui est dédiée à un aumônier de Clotaire Il qui fut évêque de Bourges de 624 à 644 et que l’on fête le 17 janvier, un éditeur, une entreprise de pompes funèbres, une agence de voyages, un arrêt d’ autobus , un tailleur, un hôtel , une fontaine que décorent les statues des quatre grands orateurs chrétiens (Bossuet , Fénelon , Fléchier et Massillon), un kiosque à journaux, un marchand d’objets de piété, un parking, un institut de beauté, et bien d’autres choses encore.

Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages .

  • Histoire d’un regard : texte et jazz

Des bus dont les chiffres heures à heures comptent le tictac du récit, des observations tour à tour loufoques, publicitaires (demander Roquefort), anodines, saccadées ou suspendues, le staccato se fait tour à tour exhalté façon Playtime (et la loufoquerie tendre de Tati n’est d’ailleurs jamais loin, dans cet émerveillement rieur) ou plus mélancolique quand le soir se fait et q’une brume vient griser la place. Petit théâtre de la vie.

Trois personnes attendent près de l’arrêt des taxis. Il y a deux taxis, leurs chauffeurs sont absents (taxis capuchonnés)
Tous les pigeons se sont réfugiés sur la gouttière de la mairie.
Un 96 passe. Un 87 passe. Un 86 passe. Un 70 passe. Un camion « Grenelle Interlinge » passe.
Accalmie. Il n’y a personne à l’arrêt des autobus .
Un 63 passe. Un 96 passe
Une jeune femme est assise sur un banc , en face de la galerie de tapisseries « La demeure » elle fume une cigarette.
Il y a trois vélomoteurs garés sur le trottoir devant le café.
Un 86 passe. Un 70 passe.
Des voitures s’engouffrent dans le parking
Un 63 passe. Un 87 passe.
Il est une heure cinq. Une femme traverse en courant le parvis de l’église .
Un livreur en blouse blanche sort de sa camionnette garée devant le café des glaces (alimentaires) qu’il va livrer rue des Canettes.
Une femme tient une baguette à la main
Un 70 passe (c’est seulement par hasard, de la place que j’occupe, que je peux voir passer, à l’autre bout, des 84 )
Les automobiles suivent des axes de circulation évidemment privilégiés ( sens unique , pour moi, de gauche à droite) ; c’est beaucoup moins sensible pour les piétons : il semblerait que la plupart vont rue des Canettes ou en viennent.
Un 96 passe.
Un 86 passe. Un 87 passe. Un 63 passe
Des gens trébuchent. Micro-accidents.

La raison de tout cela ? Les mots. Leur vagabondage, leur scansion, leurs allitérations, percées comme toujours de la truculence légère du maitre oulipien. La durée d’une phrase, un regard qui glisse du plus grave (un corbillard) au plus anodin (un morceau de papier qui remplace le ticket de métro trainant au pied de la table), et voila cette ode très jazz qui change complètement sa gamme, jouant des répétitions, des retours à la ligne ou même de la mise en page, comme dans ce moment suspendu de silence :

Il est midi
Bourrasque
Passe un 63
Passe un 96
Passe une deux-chevaux vert-pomme
La pluie devient violente . Une dame se fait un chapeau avec un sac en plastique marqué « Nicolas »
Des parapluies s’engouffrent dans l’église.

 

Instants de vide

 

Passage d’un autobus 63

Genevieve Serreau passe devant le café (trop loin de moi pour que je puisse lui faire signe )

Silencieux mais présent (notant sa fatigue, son ennui ou insistant sur un moment lui plaisant), le narrateur est l’épicentre de ce système, et tout le génie de P. est alors de faire de cette perspective rigide, de cet « inventaire à la Perec » pour paraphraser l’expression célèbre, le lieu d’une expérimentation fragile et poétique du regard.

Comme la place qu’il se veut épuiser sans jamais y parvenir, les entrées et sorties de cet objet ludique minuscule et magistral sont alors multiples et infinies : de la plus obtuse, le réduisant à un exercice de style sous contrainte si ce n’est seulement littéraire mais aussi géographique, à la plus poétique (une observation des petits riens) ou la plus méta qui interrogerait la question du réel, de son expérience et de la position même de l’écrivain au cœur de l’un et de l’autre. Perec d’ailleurs ne note-t-il pas à un moment qu’avec le changement de lumière il ne voit plus la place mais son reflet écrivant dans la vitre, questionnant par l’absurde dans un même mouvement en quoi boire de la Vittel plutôt qu’un café transforme sa perception du lieu ?

  • Les passantes.

Le ciel est gris. Éclaircies éphémères.
Lassitude de la vision : hantise des deux-chevaux vertpomme.
Curiosité inassouvie (ce que je suis venu chercher, le souvenir qui flotte dans ce café …)

Quelle différence y a-t-il entre un conducteur qui se gare du premier coup et un autre ( » 90 « ) qui n’y parvient qu’au bout de plusieurs minutes de laborieux efforts ? Cela suscite l’éveil, l’ironie, la participation de l’assistance : ne pas voir les seules déchirures, mais le tissu (mais comment voir le tissu si ce sont seulement les déchirures qui le font apparaître : personne ne voit jamais passer les autobus, sauf s’il en attend un, ou s’il attend quelqu’un qui va en descendre, ou si la R.A.T.P . l’appointe pour les dénombrer… )
De même : pourquoi deux bonnes soeurs sont-elles plus intéressantes que deux autres passants ?

S’y cache alors en son cœur secret une drôle de dialectique, une mélancolie, un penchant aquoiboniste et presque beckettien, où les mots finissent par plus n’être que scansion et ne jamais déboucher sur une histoire, générant un vertige qui finit par épuiser aussi bien l’imaginaire du lecteur (qui continue mentalement à se représenter un bus au bout de 50 pages ?) que celle du narrateur qui abandonnera son texte en plein vol d’une phrase, comme ivre et lasse de ce train infini. On songe alors, alors que la pluie envahit tout, à la superbe séquence du film de Louis Malle, Le feu follet, où dans un montage très nouvelle vague, assis à la terrasse du Flore, aux gouttes de Satie, le personnage principal observe durant de longues minutes les passants qui finissent par le convaincre qu’il n’appartient pas au flux de la vie. (A revoir tout de suite ici : https://www.youtube.com/watch?v=IgrqYXl7QhY).

Il ne faut pas, pourtant, voir cet « épuisement » métaphysique du regardant comme un échec mais comme une célébration : joie d’être battu par le trop-plein du monde.

Rendons lui alors hommage, et puisqu’un texte ne peut jamais s’appréhender aussi sans tenir compte des conditions de sa lecture et de son état, de son époque, lisons-le, aujourd’hui même, après ce temps suspendu, comme un hommage éclatant au bruissement, une injonction à être présent, et à jouir des partitions infinies du passage. Flâneurs immobiles et regardants, on sort rassérénés et apaisés tout autant que vidés de cette micro-symphonie de la vie.

« En passant », quelle jolie expression : si le vaccin mondial n’est pas encore trouvé, au moins a-t-on un magnifique sérum.

Editions Christian Bourgois, 65 pages, 6 euros. En librairie.

Note : En 2007, le cinéaste Jean-Christian Riff s’est amusé, avec la complicité de Richard Copans et des Films d’ici, à effectuer une tentative documentaire, qui mettrait en regard une voix-off et des plans de la place. L’objet final, tout à la fois plus daté (l’image ancre dans l’époque, forcément) et orienté, offre tout de même une variation interessante qui, par les rapports ou écarts qui se font entre texte et images, ouvre un nouvel imaginaire : http://www.lesfilmsdici.fr/fr/catalogue/829-tentative-d-epuisement-d-un-lieu-parisien.html

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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