Le début de The Survival of Kindness, seizième long métrage de Rolf De Heer, certainement le cinéaste contemporain le plus important du sous-continent australien, saisit par son âpreté et sa grande beauté. Au milieu du désert, une Aborigène sans nom, presque sans voix, dont on ne sait et ne saura rien, de son identité à son passé, est déposée dans une cage ayant à peine la taille de la contenir. La séquence s’étire, alternance de jours brûlants et nuits glaciales rythmant l’éveil d’une nature aussi hostilement vide que dangereuse, à la lumière irradiante et dissimulant une vie animale surprenante dont on ne sait s’il faut la plaindre ou la craindre (les fourmis sortant des craquelures d’un sol sec comme un coup de trique, à la fois compagnes d’infortune et potentielles dévoratrices de notre prisonnière du désert). La mise en scène ultra-précise du réalisateur adopte sous une multitude de cadrages aussi bien le point de vue du personnage qui, derrière le grillage, voudrait rejoindre la vie, que le point de vue extérieur, le nôtre, spectatoriel, qui se retrouve en tête-à-tête avec le regard magnifique de Mwajemi Hussein, aussi profond que désespéré mais donnant l’impression de ne pas avoir rendu les armes, permettant d’éprouver par le truchement de la dilatation temporelle le martyre qu’elle subit. Rarement un si petit espace aura été si bien exploité pour nous faire ressentir dans le même temps l’enfermement et l’espoir presque aberrant de s’en évader.

D’une prison l’autre (©Nour Films)

Après plusieurs jours d’efforts acharnés, les charnières de la solide porte grillagée et verrouillée cèdent, et c’est le grand saut dans le vide, celui d’un outback australien sans véritable signe de vie, aux décors unis entre les ocres jaunes des paysages cramés par le soleil et le bleu toxique d’un ciel limpide n’offrant aucune résistance au poids d’une indicible chaleur. A l’exiguïté de la cage succède donc l’immensité d’un paysage presque cosmique, créant tout à la fois une délivrance réelle, le vertige d’un monde que le regard seul ne pourra jamais embrasser et uune nouvelle sensation d’enfermement, à ciel ouvert celui-là, dont on ne peut se libérer en forçant les charnières d’une porte qui n’existe pas. L’héroïne marche longtemps, traverse multitude de paysages, quitte l’outback pour le bush et les montagnes, traverse finalement l’Australie pour ne trouver, après un peu de sérénité dans la vacuité des espaces apparemment infinis, que la désolation d’une humanité qui, à une période indéterminée mais aux allures post-apocalyptiques, a perdu le langage et instaure violence et domination des uns sur les autres. Une communauté d’opprimés se constitue cependant par le biais de la population « étrangère » allant des autochtones aborigènes dont le personnage principal du film est la digne représentante aux immigrés indiens (ici interprétés par Deepthi et Darsan Sharma), tous résistant à la brutalité de la domination « blanche » dissimulée derrière d’étranges masques à gaz et de dérangeants borborygmes.

Uen Aborigène sondant l’Australie (M. Hussein) (©Nour Films)

Par le portrait qu’il dresse de ses personnages, Rolf De Heer fait preuve d’un véritable amour pour les inadaptés, récurrent dans sa filmographie : dans Bad Boy Bubby (1993), le personnage principal sort enfin de sa chambre après trente-cinq années de réclusion maternelle ; dans Dance Me To my Song (1998), Julia est clouée à sa chaise roulante et aspire à l’amour ; dans Charlie’s Country (2013), un aborigène ne parvenant pas à s’habituer à la ville décide de repartir vivre dans le bush. En miroir de ces portraits, il a toujours interrogé la société dans laquelle les personnages s’inscrivent, leur entourage, leur culture, les raisons objectives ou personnelles de leur inadaptation, sans jugement. The Survival of Kindness peut être perçu comme une forme de radicalisation de sa démarche, franchissant un palier supplémentaire en livrant cette fois une charge contre une humanité perdue, décimée par un événement abstrait qui nous restera inconnu, le film entretenant par son récit la désolation qu’elle subit. Le long métrage recèle en son sein une sorte d’insondable désespoir, aussi doucereux que généralisé, cultivant la mise en échec de la civilisation, mettant en scène le triomphe de l’incommunicabilité (les borborygmes, le silence comme seul langage possible du fait de l’usage de langues différentes par des personnages pourtant amis les uns des autres), ayant vraisemblablement mené à la brutalité sourde et aveugle régissant un monde certainement détruit par cette violence même (car qu’est-ce que la violence sinon la défaillance du verbe ?).

Les uns contre les autres (N. Wanganeen ; M. Hussein) (©Nour Films)

De ce point de vue, Rolf De Heer livre avec son nouveau film une œuvre éminemment politique, peinture presque sans échappatoire d’une contemporanéité dressant une humanité auto-destructrice contre elle-même, vouée à disparaître du fait de sa bêtise même et de sa volonté farouche de répondre à ses instincts les plus primaires, rejetant à la marge tout ce qui pourrait sembler différent, quitte à oublier son Histoire, ses origines (la persécution des peuples autochtones par des colons qui, en Australie comme ailleurs, ne date pas d’hier) et les valeurs élémentaires et humaines de tolérance et de non-violence. De ce fait, malgré la douceur de son rythme et le regard toujours empreint de candeur et de sagesse de son héroïne, The Survival of Kindness ébranle. Si le film prend l’allure d’une fiction libératoire redonnant tout son lustre à un membre de la communauté aborigène reprenant une forme de pouvoir sur ceux qui ont voulu la ségréguer, l’enfermer dans une cage, la faire cuire dans la fournaise du désert, sa structure narrative circulaire, nouvelle façon de cloîtrer le personnage, en fait une fable tragique et désenchantée que quelques magnifiques rencontres viendront émailler tout en se révélant insuffisantes pour croire encore à un vivre-ensemble possible et, partant, à l’éventualité d’un avenir. Sans rien révéler de la fin de ce chef-d’oeuvre à la noirceur achevée, faisant preuve d’une formidable virtuosité dans son écriture et d’une splendeur graphique jamais prise en défaut, il serait mensonger de dire que son intensité désespérée ne noue pas la gorge. Le nouveau Rolf De Heer s’avère aussi beau qu’il est dur et blessant. Grand film.

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