Emerald Fennell – « Promising Young Woman »

Promising Young Woman, le titre pourrait presque s’appliquer à Emerald Fennell, tant cette première réalisation est enthousiasmante. Mais l’expression serait trompeuse et un brin condescendante au regard du parcours de la cinéaste bien entamé. Auteure, scénariste, actrice, productrice et showrunneuse, Fennell disposait déjà d’une légitimité professionnelle solide avant de se lancer. Le rôle de réalisatrice lui a certainement permis de rassembler ses talents, d’en disposer plus librement, et de susciter ainsi un emballement quasi-unanime à Hollywood. On le comprend, difficile de résister à la fraîcheur de cette petite bombe filmique.

Copyright 2020 Focus Features

Cassie approche la trentaine, elle vit chez ses parents et n’a d’autre ami que la patronne du café dans lequel elle travaille la journée. Alors que ses études de médecine lui prédisaient un avenir prometteur, elle fut contrainte de les abandonner suite à un bouleversement tragique. La nuit, la jeune femme écume les boites de nuit, et, feignant d’être ivre et dépourvue de ses moyens, attend dans un coin que de bonnes âmes masculines viennent la recueillir. Et lorsqu’à tous les coups, ces gentlemen fallacieux tentent de profiter de son état, le piège se referme sur eux.

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Ce film est un bonbon. Les palais les plus raffinés pourraient ne pas se sentir concernés par l’emballage marketing haut en couleurs, peut-être trop pimpant à leur goût, qui lui a été octroyé. Ils entrevoient déjà le blockbuster surfant sur la vague #Metoo, un thriller féministe plein de paillettes et de rouges à lèvres bon marché. Pourtant, cette sucrosité prononcée, cet aspect lisse et parfaitement calibré, a priori écœurant ou manquant de subtilité, fusionnent naturellement en un arôme particulier, provoquant un léger étonnement, comme un petit crépitement acide sur langue.

Malgré la douceur soigneusement élaborée de ses couleurs pastels, il plane une certaine pesanteur, une gravité palpable et surprenante. Il se passe quelque chose sous nos yeux, ou plutôt quelque chose nous est offert. Un sentiment qui se fait rare dans ce type de production, une sérieuse amertume que l’on ne voyait pas venir et qui, doucement mais puissamment, anoblit le film.

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La surprise repose sur une assimilation de formes et de codes par le film qui opère en trompe l’œil. Il convoque une orgie de genres étrangement digeste, (revenge movie, thriller, comédie romantique et drame pour les plus évidents), pour finalement les contrarier ingénieusement un par un. Le jeu avec les motifs de ces genres demeure en définitive assez superficiel, ils sont plutôt un point de départ vers une composition singulière. Le marketing autour du film, à la fois idiot et efficient, promet cette avalanche de goûts et de couleurs, mais ignore ou se garde bien de les détourner pour être raccord avec ce qu’il considère comme son produit. La bande annonce suggère un revenge-thriller féminin défouloir et castrateur, attirant ainsi les pauvres loups assoiffés de sang qui sommeillent en nous (ou pas). Mais, au lieu d’offrir un show cathartique où la victime deviendrait bourreau, Emerald Fennell parvient à rendre spectaculaire le choix d’une revanche (presque) non violente, qui passe par le contrôle de la douleur et des manipulations savamment orchestrées de ses antagonistes qui visent un apprentissage. Plutôt que de détruire physiquement, on déconstruit moralement. La dynamique victime/agresseur se complexifie. Ces ennemis désignés ne se limitent pas aux faux « nice guy », on y trouve également des femmes sans mauvaises intentions, qui par un silence plus ou moins complice, des préjugés sexistes, ou un simple désintérêt, permettent des comportements pour le moins déplacés.

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Comme la bande annonce, le début du film est trompeur, à l’image de Cassie piégeant ses chevaliers servants. Le générique, qui nous montre des corps d’hommes morcelés, exhibant leurs bassins se trémoussant ridiculement au rythme pop kitsch de Boys (Charli XCX), suggérerait qu’un regard masculin serait ici retourné contre lui même. Ce n’est qu’un leurre, une espiègle ruse. Ici le regard est définitivement féminin. Un féminin meurtri et vengeur. La caméra accompagne Cassie sans érotisme ni fétichisation, comme une présence compatissante et salvatrice. Lorsque son ancienne camarade de promo lui livre la vidéo du viol de sa meilleure amie, ces images volontairement occultées ne sont déchiffrables qu’à travers les yeux mouillés et terrifiés de Cassie. L’accès à cet événement fondateur du récit nous est interdit, sûrement parce que la vidéo en question est née d’une main d’homme spectateur et complice. Ce point de vue au caractère lâche n’intéresse pas la caméra d’Emerald Fennell. D’ailleurs, une fois son héroïne sacrifiée par l’intrigue et abandonnée par la caméra après une scène de confrontation finale renversante, le regard change de camp, sans pour autant trahir sa nature. Un sentiment de compassion s’installe confusément face à ce bourreau profondément inconfortable dans ce récit qu’il vient malgré lui de dérober. Cassie aura heureusement le dernier mot.

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La structure narrative semble tantôt suivre l’élaboration chapitrée d’un plan de revanche-reconstruction personnelle, tantôt être rattrapée par une tristesse inattendue. Ces irruptions mélancoliques contredisent tous les plans et apportent à cet univers trop lisse l’indifférence cruelle et arbitraire du réel. En fait, le film reste d’un réalisme tout relatif, puisque son but est clairement d’aborder le sujet des violences sexuelles avec un regard féminin, déployé sous différents angles (culpabilisation de la victime, justification par l’entourage, silence institutionnel, justice corrompue, impact quasi nul sur la vie de l’agresseur…), en évitant les clichés et manichéismes qui ne font rien avancer. Même s’il est loin d’une fiction documentarisante, Promising Young Woman, par ses simplifications authentiques, rend limpide des situations dont les contours seraient plus troubles dans la réalité dénuée de montage et d’objectifs narratifs.

Les quelques défauts, notamment dans les choix parfois douteux des interventions musicales (qui ont le mérite d’être assumés et revendiqués), ou encore les rares moments qui se laissent happer par le convenu après avoir dangereusement flirté avec ses limites, ces petits écarts qui pourraient a priori entacher toutes les ambitions du film, sont facilement pardonnables, tant ils apparaissent dans un ensemble séduisant inaltérable. Ses imperfections, aussi subjectives soient-elles, même si elles sont finalement peu présentes, apportent à cette œuvre une force particulière et mystérieuse. Une attirance difficilement raisonnable.

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