Les motivations d’Oshima vont quant à elles bien au delà de l’étude d’un fait divers et des mécanismes qui peuvent conduire à un tel acte. L’Empire des sens est un peu au cinéma ce que L’Origine du monde est à la peinture : une œuvre d’art qui marque une transition dans la représentation graphique du corps et dans l’érotisme, au point qu’on puisse affirmer qu’il y a un avant et un après L’Empire des sens. A cet effet, le film d’Oshima continue d’obséder bon nombre de cinéastes qui s’en inspirent pour tenter de s’en faire les dignes héritiers. Traduire avec le plus de fidélité le langage des corps, le dialogue de la sexualité, et restituer la réalité du coït et le mystère de cet instant fragile, révèlent la hantise de parvenir à rendre à l’image en quelque sorte l’imperceptible instant de l’élévation de l’orgasme. S’immerger dans l’intime, donc dans le tabou, relance régulièrement le débat sur l’introduction de scènes de vraies pénétrations au sein d’un cinéma dit « normal », de Lars Von Trier (Les idiots, Antichrist) à Winterbottom (9 Songs). Cette attirance saute aux yeux dans le cinéma de Catherine Breillat autour duquel ne cesse de roder l’ombre d’Oshima. Commençant avec Parfait Amour, c’est plus encore dans Romance ou Anatomie de l’enfer qu’elle cherche à retranscrire ce que peut-être une passion sexuelle dans toute sa violence, et de mettre en scène l’acte « en direct », sans jamais cependant parvenir à reproduire l’osmose du cinéaste japonais qui lui ne sombre jamais dans le mortifère. Il n’y a peut-être que le cinéaste danois qui se rapprochera de cette dimension la plus métaphysique et féministe de la pornographie avec Nymphomaniac.

Et d’ailleurs, L’Empire des sens est-il vraiment pornographique ? Tout dépend de ce que l’on entend par « pornographie ». S’il s’agit juste de gros plans et de scènes non simulées, L’Empire des sens répond incontestablement à ces critères. En revanche s’il s’agit de lui ajouter une connotation péjorative de vulgarité et d’indécence, le film d’Oshima ne tombe à aucun moment dans ce piège, parvenant à la fois à être explicite, transgressif et sublime. La pornographie éjectant la notion de « beau » est une notion d’ailleurs essentiellement liée au cinéma (engendrée vraisemblablement par l’industrie du porno) puisqu’en matière de peinture ou de littérature, la distinction avec l’érotisme se fait beaucoup plus flou au point parfois de confondre les deux. Des fresques de Pompéi à Hokusai, de Sade à Violette Leduc, la frontière devient parfois purement subjective ou artificiellement défini. Récemment, Alan Moore a d’ailleurs défini son magnifique Filles perdues comme pornographique, l’obscénité et la beauté pouvant donc parfois se tenir la main. Il existe quelques exemples de cinéastes à être parvenus à employer la pornographie comme outil d’expérimentation, comme Jess Franco et son paysage abstrait du corps et du sexe féminin. Mais L’Empire des sens interroge le spectateur sur le concept de pornographie en tant qu’Art, maintenant jusqu’au bout la jonction du beau et du cru, provoquant la sensation de capter l’essence de l’instant charnel. Cette alchimie, cette formule magique, seul Oshima semble en avoir le secret.

La relation sexuelle entre Kichi et Sada n’a rien de ludique et son intensité existentielle touche au dépassement de soi, à la transcendance de l’humain vers l’essence, l’escalade sexuelle permettant en quelque sorte de s’échapper de l’enveloppe charnelle. La puissance inégalée du film d’Oshima tient justement dans cette rencontre entre la représentation la plus transgressive et l’intellectualisation profonde. Plus que du cinéma L’Empire des sens tient encore aujourd’hui de l’expérience. Les amants font l’amour de lieu clôt en lieu clôt et le spectateur les suit, de chambre en chambre, sans pourtant jamais n’avoir la sensation d’être un voyeur, juste de partager leur intimité, leur chaleur, la fièvre de leurs désirs, jusque dans leurs ultimes choix. L’Empire des sens peut également se lire comme une œuvre féministe dans laquelle l’homme se soumet intégralement au désir de la femme et se sacrifie pour l’accomplissement de son plaisir. Derrière cette passion se dresse en effet la symbolique d’un acte subversif, allant à l’encontre des conventions sociales et de l’ordre politique. Il n’est pas fortuit qu’Oshima pendant une courte scène montre Kichi marchant dans la rue, à contre sens des troupes impériales dans un Japon en marche vers la guerre. Aussi assiste t’on à l’évolution de la jeune servante Sada, effacée et soumise – tout à fait symptomatique de la place subalterne accordée à la femme au Japon – vers une émancipation passant intégralement par le sexe et la conquête de son propre corps, l’affirmation de ses désirs de femme, jusqu’à conduire l’homme à mourir pour elle. Il serait en effet extrêmement réducteur de parler de soumission et de relation sadomasochiste dans L’Empire des sens tant il s’agit d’une part d’une victoire individuelle sur une loi collective et d’autre part d’un magnifique acte d’amour lorsque l’homme finit par accepter la souffrance et la mort pour elle. En réalité on tient même ici la quintessence du don de soi et de l’acte d’amour.

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