Alexandre P. Mathis – « Outre-Tombe »

Sur un film invisible : Outre-tombe, d’Alexandre Mathis

Outre-tombe, d’Alexandre Mathis, a tout d’un film invisible. Avant tout, car il ne trouve pas de distributeur et ceci car il ne peut être vu. Il s’agit d’un film d’avant-garde – nous ne retiendrons pas les appellations de cinéma « underground », « expérimental » ou, pire encore, « contre-culturel ». C’est un film d’avant-garde, donc, né de l’esprit d’un homme réfractaire à toute forme de compromis, qui accomplit là un geste purement contestataire, d’une liberté artistique inouïe et c’est en ce sens qu’il ne peut être vu, ou du moins ne le sera que par un nombre extrêmement restreint de spectateurs.

Il y a quelque chose de choquant, de prime abord, à voir Outre-Tombe. L’image est parfois très pixelisée, on entend rapidement le vent cracher salement dans le micro. Défauts apparents qui choquent, réveillent, nos oreilles comme nos yeux, si habitués aux images ultra léchées, étalonnées à mort, dont on abreuve nos rétines, aux sons fabriqués et dépouillés de toute authenticité dont sont nourris nos tympans. Bien évidemment, ces fausses scories se meuvent bientôt en qualités, à l’heure où ce qui apparaît vraiment irregardable, ce sont les déluges d’effets spéciaux des superproductions américaines.

Fort de sa durée de sept heures, Outre-tombe a toutes les vertus d’une authentique expérience artistique. Son intrigue est simple : une femme, Catherine Lapeyre, a été jugée pour sorcellerie en 1662 dans le pays de Clairac, en Lot-et-Garonne. Elle revient, de nos jours, hanter les terres de son supplice. On voit, des heures durant, ce fantôme errer à travers les rues de Clairac, son cimetière, ou devant une abbaye bénédictine. Des plans courts, rythmés par le montage et notamment une orgie de jump cuts, ou de plans de coupe avec, pour dominantes figuratives, le ciel, des animaux, chiens ou oiseaux, des arbres, des vues de la Garonne ou des inserts, filmés, de cartes postales anciennes.

Au fur et à mesure, le sujet du film apparaît clairement : il s’agit du temps. L’héroïne, bien évidemment, n’appartient pas à son époque. Elle est interprétée par Pamela Stanford, icône bis que l’on a pu voir jouer à huit reprises chez Jess Franco, ou, furtivement, dans l’une des plus belles réussites de José Benazeraf (Frustration), ou encore dans les productions de nazisploitation d’Eurociné, dont Les Gardiennes du Pénitencier, d’Allan W. Steeve, pseudonyme d’Alain Duruelle, par ailleurs monteur d’Outre-Tombe. Stanford s’était arrêtée de tourner en 1980, époque charnière qui vit disparaitre une certaine conception du film érotique, soft ou hard, et, avec lui, des cinémas de quartier. De cette époque, que l’on imagine bénie pour l’auteur, subsiste une photographie qu’il prit de l’actrice, chevelure rousse, devant une pierre tombale et qui, par l’effet d’une surimpression, accidentelle ou pas, donne le sentiment que le modèle se dédouble, en une fausse gémellité. Cette photographie apparaît à plusieurs reprises dans Outre-Tombe. Impossible de ne pas y voir un dédoublement dans l’image, dans le plan, idée filée par l’auteur à travers un emploi particulièrement riche de la surimpression, notamment pour les cinémas désaffectés du Lot-et-Garonne que l’on voit renaître, subrepticement, par la superposition de cartes postales anciennes, derniers vestiges de leur éclat d’antan.

Le village de Clairac, a tout d’un désert moderne ; la prétendue sorcière y erre sans but, arpente mollement ses ruines, puis on la voit parcourir furieusement les routes des environs à bord d’un bolide rouge. Elle traverse sans cesse la même voie de chemin de fer, sorte de Styx où Charon se serait métamorphosé en train hurlant, césure séparant un unique monde où le présent se mêle avec le passé, où l’espace a fait son lit avec l’absence, où les lignes qui séparent la vie de la mort semblent avoir disparu. L’une des grandes satisfactions offertes par ce film, c’est de pouvoir vaquer sept heures durant dans un océan d’images, de rêver à leur vision, quitte à se perdre dans des interprétations répondant purement à nos propres obessions. On pourrait aisément discourir sur des liens supposés, voire rêvés, entre Outre-Tombe et Vertigo ; imaginer qu’Outre-Tombe est l’œuvre d’un voyeur qui a condensé, en 418 minutes, une année de filatures, que Mathis et Stanford rejouent incessamment l’impossible poursuite de Madeleine par Scottie, que Carlotta Valdès/Catherine Lapeyre sont, en une distorsion féline et quantique, belles et bien mortes et vivantes à la fois, que Pamela Stanford a réellement disparu en 1980 et que c’est Monique Delauney, dépourvue de l’artifice de son pseudonyme, qu’Alexandre P. Mathis alias Herbert P. Mathese filme de manière aussi éperdue. On pourrait discourir longtemps sur l’apparition d’un tableau figurant les crues de la Garonne, lesquelles bouleversent le cours du temps, puisque dans ce type de tableau, c’est l’ampleur, soit la hauteur physique, de la crue qui prévaut sur la chronologie, la datation des crues, de même que les cernes du séquoia de Vertigo impriment à la temporalité un rythme qui leur est propre.

En matière de réalité, justement, le film donne à voir une chose oubliée, des failles de réel qui agissent comme des éclairs. Ainsi, dans Outre-Tombe, une fleur est une fleur, un chien est un chien. Lorsqu’il les saisit, Mathis semble renouer avec la tradition des carnets filmés, ceux de Jonas Mekas (l’emploi de L’Hymne de Jupiter de Gustav Holst au début du film, pourrait renvoyer à l’emploi de la musique classique chez Jonas Mekas, notamment dans ses Reminiscences) ou ceux de Gérard Courant (qui a d’ailleurs produit sa propre vision du film de Mathis, via une compression ramenant sa durée à 17 minutes 28 secondes). Les décors, des ruines au fleuve, en passant par ce cinéma qui « n’avait plus de toit depuis 20 ans » si bien qu’ne « véritable forêt vierge avait poussé à l’intérieur », ce lavoir ou la Méditerranée vue d’Antibes, sont presque filmés sous toutes leurs coutures, parfois grâce à de légers décadrages : voilà pour la réalité des lieux. Ce qui est illusoire, ce sont les êtres, ainsi que l’assène l’auteur dans ses rares interventions : « Nous sommes des êtres artificiels », ou les temps modernes. En regard, les effets spéciaux employés par Mathis, dont des flares mauves bizaroïdes, tranchant net l’image en un carnage violacé, semblent vrais, car accidentels.

Voilà sans doute l’une des plus belles choses auxquelles parvient Mathis, en exploitant toute la liberté formelle permise par le cinéma : nous rappeler, osons-le, l’existence de la caméra-stylo, un stylo qui baverait par endroit, dégoulinerait à d’autres en parsemant l’écran de taches merveilleuses. D’une part, et d’une certaine manière, Mathis renoue avec l’idéal hitchcockien de musique visuelle, laquelle serait, chez Mathis, émaillée de ces bavures, comme autant de dissonances héritées des punks, voire du free jazz. D’autre part et mieux encore : Mathis serait une sorte d’ermite ayant exceptionnellement repris la route et qui aurait filmé avec voracité, dans une quête folle et démesurée. Celle d’une entité qu’André S. Labarthe appelait le « miracle », soit la part de hasard propre à tout film, celle qui permit à Stanley Kubrick, pourtant parangon du cinéma de la maîtrise, de découvrir fortuitement, sur le tournage de Shinning, l’effet miraculeux que pouvaient avoir les déchirures sonores produites par le son des roues de la voiturette du jeune héros du film, lorsqu’il roule sur les interstices dénués de tapis. Celle, enfin, que poursuivait Orson Welles lors du tournage de The Other Side of the Wind : reproduire les conditions permettant aux accidents de tournage d’avoir lieu, retrouver ce trait de génie, purement né de l’instinct et du hasard, qui l’avait amené à éclater de deux doigts un petit œuf dans La Soif du mal. Voilà donc une obsession on ne peut plus salutaire, rare, voilà l’expression d’une quête artistique désormais peu partagée.

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A propos de Pierre-Julien Marest

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