À partir de cette semaine, on peut découvrir ou revoir un autre, un nouveau très beau film de Mikio Naruse : Le Grondement de la montagne (1954). Une adaptation du roman éponyme de Yasunari Kawabata (1949/1954).
Naruse a adapté trois romans du Prix Nobel de Littérature de l’année 1968 : Trois sœurs au cœur pur (1935), La Danseuse (1951) et, donc, Le Grondement de la montagne. Kawabata a par ailleurs supervisé le scénario du Repas (1951), qui, lui, est tiré d’un roman de Fumiko Hayashi – autre écrivain à partir duquel Naruse a travaillé à plusieurs reprises.
Le Grondement de la montagne a été réalisé en l’une des périodes généralement considérées comme les plus positivement fécondes de la carrière de Naruse. Parmi les autres films importants de cette riche époque du début des années cinquante, on compte Le Repas, donc, mais aussi La Mère (1952), Chrysanthèmes tardifs (1954) et Nuages flottants (1955).

Le lieu de l’action est assez resserré – même si l’on n’a pas à faire ici à un huis clos. Un vieux couple vit dans une belle et grande maison sise à Kamakura, au sud de Tokyo (1). Le mari, Shingo Ogata, qui sent son automne arriver, dirige une entreprise dans la capitale. Son fils Shûichi y travaille. Shûichi vit chez ses parents avec sa femme Kikuko. Kikuko est prévenante, aimable. Toujours prête à se sacrifier pour autrui. Elle est une lumière dans un logis où l’obscurité – aux sens propre et figuré – et le sentiment de solitude règnent parfois. Elle a le sourire aux lèvres quand elle s’occupe des membres de sa famille – son rôle est quasiment celui d’une servante -, même si ce sourire a dû mal à cacher une tristesse profonde, bien visible elle aussi, et due à une vie conjugale difficile. Une tristesse qui se transforme parfois en désolation. Shûichi est, en effet et pour sa part, très froid avec son épouse… Plus encore… Il est méprisant, autoritaire, parfois violent, souvent ivre. Il considère et traite Kikuko comme une « enfant ». Il entretient une relation avec une autre femme, moins calme que la sienne, plus vibrante – selon lui.
Il y a aussi, visibles à l’image ou évoqués dans les discussions, la fille véritable du couple, Fusako, et ses deux enfants. Fusako a, elle également, des problèmes avec son mari. Mari que l’on ne voit cependant pas, Fusako n’habitant pas chez les parents Ogata.

Naruse s’intéresse aux relations qu’entretiennent les différents personnages, en effectuant des jeux de miroirs – similitudes et/ou contrastes -, et en montrant les équilibres ou déséquilibres qui fondent ces relations.

Shûichi délaisse Kikuko, mais Shingo entretient, lui, une relation des plus chaleureuses avec sa belle-fille. La tendresse qu’ils échangent frôle la passion. On en arrive d’ailleurs à se demander si Naruse ne cherche pas à suggérer qu’un désir d’ordre incestueux les unit. Ce serait plus alors qu’un simple amour platonique dont parlent certains critiques. Dans son excellente monographie sur le cinéaste, Jean Narboni écrit à propos d’une séquence se situant à la toute fin du récit, dans laquelle Shingo et Kikuko se promènent et discutent dans un parc : « La scène est extrêmement et savamment équivoque (…) C’est en apparence un beau-père trop prévenant qui parle à sa bru, mais aussi bien un mari à sa femme (…) » (2). Bien d’autres scènes du film sont concernées.
On comprend en fait que les parents Ogata apprécient tous les deux davantage Kikuko que leur propre fille Fusako, qu’ils ont tendance à critiquer et à mésestimer – eux-mêmes en discutent, s’en inquiètent, se le reprochent… Fusako se juge moins séduisante que sa belle-sœur, Kikuko. Fusako a accouché des enfants qu’elle attendait. On apprendra que la maîtresse de Shûichi attend un enfant de lui et que, contre la volonté de son amant, elle le gardera. Kikuko, elle, se retrouve également enceinte, bien que tardivement, mais elle fera cependant un autre choix : celui d’avorter. Avec profond chagrin, car elle avait l’ardent désir d’être mère. Elle ne veut cependant et finalement pas que Shûichi puisse être père de l’enfant. Fusako évoque ses rapports avec ses beaux-parents – les parents de son mari – pour les comparer aux rapports de Kikuko avec les siens – ses parents à elle, Fusako. Le spectateur se pose la question de savoir si ledit mari la trompe, comme Shûichi trompe Kikuko.

Shingo a été malade. Il a conscience de son vieillissement – cf. la scène avec le tournesol – et, à la fin du film, il annonce à sa belle fille que lui et sa femme vont se retirer dans leur maison de campagne pour y mourir. C’est une manière pour les Ogata de laisser sereinement la place, et toute tranquillité, à leurs enfants adultes. Tout au long du récit, on comprend que Shingo se sent de toute façon appartenir à un monde (du) passé, la société japonaise évoluant rapidement et significativement – au niveau du langage, des mœurs. Pour lui, et à son grand désarroi, les « temps changent ». Notamment dans les rapports hommes-femmes. À travers la caméra de Naruse, on sent que les hommes prennent des libertés plus que discutables avec les représentantes du sexe opposé. Mais, cela est-il nouveau ? Non. Et le père, Shingo, est lui-même concerné par ce rapport de force et l’hypocrisie qui va souvent avec. On perçoit aussi et surtout – et cela est plus intéressant-, que les femmes cherchent et réussissent à s’émanciper de la tutelle que les hommes leur imposent, refusent le carcan dans lequel la société les enferme. Qu’elles prennent leurs aises avec les hommes, ou tout au moins certaines d’entre elles – au départ, la maîtresse de Shûichi, femme au caractère solide, ne semble pas éprouver quelque scrupule que ce soit à avoir une relation avec un homme marié. Ici, la modernité du regard et du discours de Naruse étonne, frappe. En réalité, le cinéaste est en avance sur son temps. Il ne fait pas que rendre compte du Japon de son époque, mais porte un message progressiste pour l’avenir.
Fusako n’entend pas se laisser faire pas son mari. Elle le quitte, même si c’est en donnant l’impression qu’elle erre plutôt qu’elle ne se fixe. La vieille Yasuko à l’occasion de lancer à son mari Shingo qu’il ne comprend rien aux femmes. Et puis, il y a bien sûr Kikuko, jeune femme sensible, cultivée.
Kikuko, le pivot du film. Celle qui appartient aux deux mondes, celui d’hier et celui de demain ; qui représente le passage progressif de l’un à l’autre. Celle qui, de par ses larmes – très pudiquement filmées – brise significativement, mais sans bruit, le masque qu’elle a jusqu’alors été obligée de porter en société – l’objet-masque est présent dans le film.

Amour et attachement, désir d’enfant et sacrifice, mépris d’autrui et moqueries, jalousie et volonté de possession, remords et reproches, agression physique et/ou morale, tristesse et résignation, volonté de rébellion et d’indépendance… Les sentiments, les paroles qu’expriment les personnages sont forts, leurs actes aussi. Naruse les dépeints cependant de manière feutrée. Avec retenue. Par petites touches – Le Grondement de la montagne a d’ailleurs une dimension très elliptique. On voit et on entend des pleurs – ceux de Kikuko -, de la musique assez lyrique, mais jamais le film ne tombe dans le pathos. Les personnages ne se déchirent pas devant la caméra. Il est rare qu’on les entende hausser le ton. Leurs décisions ne sont pas brutales. Ils ne se convertissent pas soudainement, mais avancent pas à pas – à travers conversations et promenades. Rien n’est joué sur un mode explicitement violent. On n’est ni dans le mélodrame, ni dans le tragique, mais bien dans ce que l’on a l’habitude d’appeler la chronique familiale – douce-amère. Les liens entre le cinéma de Naruse et celui d’Ozu, entre un film comme Le Grondement de la montagne et une œuvre comme Voyage à Tokyo sont évidents, mais pas inutiles à rappeler.

À propos de violence, on peut-être étonné que pratiquement rien de ce « grondement » qui fait le titre de l’oeuvre – le paratexte – ne trouve d’écho dans le film en lui-même, alors que Kawabata paraît plus conséquent sur ce point : « Soudain, le grondement de la montagne parvint jusqu’à Shingo (…) Il ressemble, ce grondement, à celui du vent lointain, mais c’est un bruit d’une force profonde un rugissement surgi du cœur de la terre. Comme il semblait à Shingo qu’il ne résonnait peut-être que dans sa tête et pouvait provenir d’un bourdonnement d’oreilles, il secoua le chef. Le bruit cessa. Alors, Shingo fut effrayé. Il frissonna comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée » (3). Jean Narboni note qu’il n’est « jamais question » dans le film du « grondement de la montagne » où Shingo « croit entendre ou hallucine un sombre pressentiment » (l’ « intuition d’une proximité de la mort » que justifient ses « malaises »). Et il écrit : « Yoko Mizuki et Naruse – pourtant souvent enclin à filmer des moments de malaise ou de maladie -, ont ici éliminé ce que le roman offrait de possibilité de cet ordre et centré le film sur les seules relations équivoques de Kikuko et son beau-père » (4). Pourquoi alors garder ce titre qui ne renvoie à rien dans le « texte » filmique ? La raison en serait-elle la volonté de faire référence explicite et intéressée au grand écrivain Kawabata, à une œuvre littéraire ? Probablement.
Cela dit, Naruse n’élude pas l’événement important que constitue le typhon, que crée et décrit Kawabata. Cette « calamité » qui provoque des « bourrasques de pluie », qui fait hurler l’« orage » et « gronder la mer ». (5). Le cinéaste fait entendre le vent, montre le père et le fils trempés par l’orage, fait prononcer le mot de « tempête » par l’un d’eux. Ici plus poétique que l’écrivain, il montre des plans serrés de parties de la maison des Ogata, ou de ses alentours… Des cordes tombent, l’eau ruisselle. Sur des plantes, sur les tuiles du toit. Une statue inquiétante monte la garde dans la nuit agitée. Si l’on osait se référer à un autre temps et à une autre culture – la culture germanique – on parlerait de plans de la Umwelt, le monde environnant dont les images renvoient métaphoriquement à l’atmosphère psychologique dans laquelle sont plongés les protagonistes : chagrin personnel et tumulte familial.

Il est un moment proprement sublime, transcendant, en ce film. C’est celui de la déjà mentionnée promenade de Shingo et Kikuko dans un vaste parc tokyoïte, à la fin du récit (6). Est maintenant célèbre la mention faite par la jeune femme de la « vista », de la « perspective » qu’offre le jardin. Des commentaires brillants ont déjà été faits sur cette scène et ses possibles significations, sur le traitement filmique opéré par Naruse à partir du texte de Kawabata, sur les références qu’on peut y distinguer – notamment à la peinture (7). Deux remarques, pour notre part. La première concerne les visions d’un couple et d’un couple avec enfant, qui sont celles de Shingo. Ce sont des plans subjectifs articulés en de classiques champs-contrechamps, mais ces plans-désirs rappellent étrangement ceux de Voyage en Italie (Roberto Rosellini, 1952), quand Irene roule en voiture dans Naples et voit à moult reprises l’objet de son désir maternel. La seconde concerne évidemment ce fait que les effets de « perspective » utilisés pour construire le décor du parc dessinent un très large horizon de liberté pour Kikuko, magnifie son quotidien, le grandit. « Rien ne peut te contraindre » lui dit Shingo, qui parle en son nom et, en quelque sorte, en celui de son fils. « Tout ce que je peux faire pour toi, c’est te rendre ta liberté »… « Sois à nouveau heureuse ». Les obstacles sont levés, les manques sont assumés, la Vie – avec la Mort – est acceptée… Tout est ouvert, possible…

Nos citations sont tirées des sous-titres français du film (Adaptation : Jean-Pierre Jackson).

Notes :

1) Kamakura est une ville côtière au sud de Tokyo. On comprend donc pourquoi le père achète des ormeaux en rentrant du travail – au début du récit… Et pourquoi sont également préparés des homards et des crevettes pour le repas du soir.
Kawabata a habité Kamakura.

2) Jean Narboni, Mikio Naruse – Les Temps incertains, Cahiers du Cinéma / Auteurs, Paris, 2006, pp.18/19.

3) Yasunari Kawabata, Le Grondement de la montagne, Albin Michel (1969), Collection Le Livre de Poche, Paris, p.9. Traduction de Sylvie Regnault-Gatier et Hisashi Suematsu.

4) Jean Narboni, Mikio Naruse – Les Temps incertains, op .cit., pp.140 et 142.
Yoko Mizuki est une scénariste qui a travaillé à plusieurs reprises avec Naruse.

5) Cf. Yasunari Kawabata, Le Grondement de la montagne, op.cit., pp.38 et sq.

6) Le parc de Shinjuku Goyen, d’une superficie de 58 hectares, a été construit en 1906. Il est d’influence occidentale. Et il est composé actuellement d’un jardin japonais, d’un jardin français, d’un jardin anglais.

7) Cf. Jean Narboni, Mikio Naruse – Les Temps incertains, op.cit., pp. 18 à 20. Et également :
André Scala, « Naruse et quelques Hollandais », Cahiers du Cinéma, n°466, avril 1993, pp.52 à 55.
Catherine Russell, The Cinema of Naruse Mikio: Women and Japanese Modernity, Duke University Press, Durham, pp. 264 à 266.
Le lien avec la peinture est évidemment intéressant. À cause de cette évocation de la Perspective, à la fin du récit, mais aussi du fait des très nombreux surcadrages que Naruse introduit dans ses plans, lorsqu’il filme la demeure et dans la demeure des Ogata. Ces images sont rendues possibles du fait de l’architecture de la maison traditionnelle des Ogata – nombreuses portes coulissantes.

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