Luis Garcia Berlanga – « Placido » (1962)

La ressortie par Tamasa de « Placido », film de Luis Garcia Berlanga, est l’occasion de redécouvrir un pan méconnu du cinéma espagnol, contemporain des grandes comédies italiennes des années 50 et 60. Un cinéma qui mêle, comme dans ce film, l’observation satirique de la bourgeoisie, encore dans le contexte de l’Espagne franquiste, avec un tempo effréné, quasi burlesque, issu d’un autre grand modèle de comédie, américain cette fois-ci. Le cinéma de Berlanga est aussi une célébration des trognes, un plaisir pris à la caricature, aux visages « communs » mais expressifs, gens du petit peuple ou bourgeois empâtés. Une sorte de carnaval grotesque, comme une grande frise bouillonnante, sous-tendu par un humour ravageur, qui met à nu les cadavres que la bonne bourgeoisie s’efforce de cacher dans ses placards, quitte à en laisser parfois dépasser un peu les pieds…

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« Placido » s’ouvre sur une présentation quasi-théâtrale, une entrée en scène des deux personnages. Gabillo (José Luis López Vázquez) et Placido (Casto Sendra), font irruption dans le champ, en triporteur. Un arrêt impromptu aux toilettes municipales où la femme de Placido officie en tant que dame Pipi son bambin sur le bras, nous révèle l’un des leitmotive qui va ponctuer la course folle de cette veille de Noël. Placido, coursier et homme à tout faire, est harcelé par des banquiers impitoyables qui lui demandent de régler la traite de son triporteur, sous peine d’être saisi par les huissiers. Malencontreusement, toute la ville est mobilisée par une grande action caritative, initiée par les familles respectueuses du lieu, évidemment très religieuses. L’idée, lumineuse comme un slogan publicitaire, consiste à ce que chaque foyer bourgeois invite un pauvre à sa table, pour partager avec lui le festin de Noël. Pour parachever le tout, on affrète un train de starlettes et de célébrités vaniteuses, plus un fabricant de cocottes-minute, pour sponsoriser l’évènement et lui donner un retentissement public, de « très bon goût ». Placido s’est engagé auprès de Gabillo, le préposé zélé et obséquieux en charge du bon déroulement général, qu’il doit conduire d’un lieu à l’autre. Tout au long de cette journée laborieuse, Placido va désespérément tenter d’obtenir que Gabillo intercède en sa faveur, alors que lui, débordé, ne veut surtout pas indisposer les notaires et banquiers, qui sont tous les amis de sa future belle famille. Gabillo est terminé à faire réussir l’évènement à tous prix, pour donner des gages de gendre parfait…

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Le film est, par conséquent, une course collective échevelée, qui, un peu dans la tradition du burlesque américain, est autant scénarisée que chorégraphiée, dans un rythme endiablé de réparties et de mimiques, fondues dans un mouvement d’ensemble incessant. La farandole carnavalesque joue sur les aspirations opposées de son duo burlesque : Gabillo l’opportuniste qui mime la grandeur d’âme, et Placido, son petit subalterne, aux préoccupations on ne peut plus pragmatiques. L’absurde guette à tous bords dans cette mauvaise farce : la charité chrétienne se fait déborder par le mercantilisme et la publicité ; chacun se prête de mauvais cœur au fardeau vu la crasse des invités ; et même, certains des vieux nécessiteux de l’asile, pobrecitos trop ballotés, finissent par rendre l’âme en chemin… La charité tourne donc au fiasco sacrilège. Les plus précaires d’entre eux, Placido et les siens, en seront même réduits, après avoir œuvré sans relâche au bien-être des pauvres, à prendre un repas d’indigents, devenant ironiquement les premiers laissés pour compte de ces félicités en trompe-l’œil.

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« Placido », qui est scénarisé par Rafael Azcona, ne se réduit pas à une somme d’influences, ou à un quelconque décalque des modèles de comédie existants. Comme dans les autres films de Berlanga, on retrouve une forme de causticité très contrastée, presque expressionniste dans les grands écarts qui sont aménagés, entre la comédie de mœurs, assez légère en apparence, et les thèmes sociaux âpres des histoires. À cela s’ajoute au tableau picaresque des milieux populaires, guère plus épargnés, dans la représentation qu’en livrent Berlanga et Azcona. Il y a une sympathie manifeste pour eux, mais les auteurs se gardent d’un angélisme qui rendrait leur vision partisane. Si les bonnes actions de la bourgeoisie sont entachées, sous couvert de charité chrétienne, d’un cynisme manifeste (et d’autant plus crasse, qu’il est formulé de façon décomplexée) ; la lutte de cette famille de pauvres diables, qui tente de rapiner à chaque occasion pour assurer sa survie, est tout aussi désarmante, par sa mesquinerie et son manque de finesse. Il en résulte, qu’entre Gabillo, l’émissaire hypocrite de la bourgeoisie, grand orchestrateur de cette « messe » tapageuse de charité ; et Placido, son livreur servile, qui s’est surendetté par l’achat d’un outil de travail ridicule, sa camionnette-triporteur ; l’équation satirique est quasiment égale. Chacun est en quelque sorte, valet à son tour, dans cette chaîne éhontée de l’exploitation humaine qui traverse la totalité de l’arbre social.

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Dans le cinéma de Berlanga et Azcona, on sent une outrance et une folie, plus ou moins apparentes, qui en font un maillon décisif dans l’invention d’un cinéma d’après-guerre typiquement espagnol. Le cinéma du duo posait les penchants indisciplinés, surréalistes ou fantaisistes de ce cinéma-là, sous une facture en apparence assez classique. Il a eu une influence sur les générations suivantes, des réalisateurs comme Saura ou Almodovar, tout aussi décisive que celle de Buñuel. On est en droit de préférer le film suivant de Berlanga, « Le Bourreau » de 1963, car les ressorts de la satire se dissolvent davantage dans l’interprétation très nuancée des deux acteurs, les géniaux José Isbert et Nino Manfredi, et parce que son fond absurde, devenir bourreau pour assurer sa (sur)vie au risque d’une « aliénation » criminelle, est autrement plus cinglante. Il n’empêche que la satire éclaboussante de « Placido », en tant qu’étape d’une filmographie qui reste encore à découvrir, surtout chez un réalisateur crucial dans le développement du cinéma moderne en Espagne, mérite largement le détour et le sourire.

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