Une affaire de cœur a pour cadre Belgrade et narre l’aventure amoureuse entre Izabela, employée hongroise des Postes, télégraphes et téléphones, et Ahmed, inspecteur sanitaire faisant la chasse aux rats. Un Turco-bosniaque un peu plus âgé qu’elle. Une relation qui se termine tragiquement : par la mort de la femme et l’arrestation de l’homme.

Eva Ras prête sa jolie frimousse à Izabela. Eva Ras est une actrice, peintre et écrivaine d’origine hongroise – d’où celle de son personnage – célèbre en Yougoslavie. Émir Kusturica est parmi les cinéastes qui l’ont dirigée. Elle est née en 1941 et est toujours en vie.

© Malavida – Avala

Le film est composé de plusieurs types de représentation et de narration constituant des blocs collés les uns aux autres. Il y a, notamment, le discours face caméra d’Aleksandar Kostić qui évoque, au début, l’importance majeure que représente la sexualité pour l’Homme, même si elle n’est souvent évoquée qu’à demi-mot. Aleksandar Kostić est une personnalité connue en Yougoslavie et il joue son propre rôle dans le film. Il est né en 1893, à Belgrade, et est décédé en 1983. En 1920, il a co-fondé la Faculté de médecine dont il a été professeur et doyen. Il a également fondé l’Institut d’histologie et d’embryologie, la Faculté de médecine vétérinaire et la Faculté de pharmacie. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la sexualité.
Des dessins ou gravures accompagnent son propos, l’illustrent.

Autant, dans L’Homme n’est pas un oiseau, l’intervention de l’hypnotiseur, de dimension à la fois intra et extradiégétique, était très claire – Il s’agissait de représenter symboliquement la façon dont le Pouvoir endort et manipule le Peuple, et de faire comprendre que c’est, en assistant à son spectacle, qu’une femme prend conscience de cette réalité pour ce qui la concerne, dans son rapport avec l’autorité maritale -, autant, ici, les prises de parole du sexologue, et son statut, sont quelque peu questionnants.

En entendant les discussions entre Izabela et sa collègue Ruža, les interventions du facteur-dragueur Mića, plus tard les blagues d’un réparateur d’édredons et de matelas, on se dit que, oui, les propos d’Aleksandar Kostić sont justes et correspondent à la réalité mise en scène par Makavejev. Il n’est question que de liaisons amoureuses et sexuelles faciles, alors même que, autour de ces individus, le régime prépare un événement commémoratif.
En ce sens, la figure du cinéaste peut être entrevue à travers celle du scientifique. Notamment lorsque le second évoque les grands artistes, et notamment les peintres, en expliquant qu’ils ont tous représenté l’acte sexuel. Une manière, pour le premier, de répondre à ses détracteurs qui l’accuseraient – ou l’accuseront – de pornographie.

© Malavida – Avala

Quand Izabela se retrouve dans une chambre avec Ahmed, le jeu de séduction entre les deux personnages est bien mignon à voir. Mais le spectateur comprend rapidement que la jeune femme n’a pas froid aux yeux et qu’elle est déterminée à mettre l’inspecteur sanitaire entre ses draps. Elle dit d’ailleurs à Ahmed, après avoir fait l’amour avec lui, qu’elle était « célibataire » depuis deux mois et, que, pour une Hongroise, deux mois c’est long.

Avant qu’ils ne fassent l’amour, les deux personnages sont assis devant un poste de télévision allumé. Un film à la gloire de la révolution russe est diffusé. Il s’agit d’EnthousiasmeLa Symphonie du Donbass, de Dziga Vertov, célèbre parce qu’il fut le premier film sonore soviétique (1930-31). Diffusées comme elles le sont, les images ont leur valeur intrinsèque, mais elles permettent aussi un dialogue ironique avec ce qui se joue dans la chambre. Au moment où Izabela dit apprécier l’intimité dans laquelle elle pense se trouver avec Ahmed, celui-ci regarde d’un œil étonné le poste qui se trouve hors-champ et des images en contrechamp nous montrent alors des extraits du film : des manifestants défilent en regardant la caméra ! Il y a aussi des applaudissements qui sont comme la réponse que le cinéaste s’amuse à donner à ce qui se passe dans le lit, entre les deux protagonistes.

Makavejev fait, par ailleurs, le choix de montrer, parmi les images de Vertov, celles qui concernent la destruction par des révolutionnaires de symboles religieux de l’Église orthodoxe, et notamment la mise à bas du clocher d’une église. On peut lire ces plans comme une attaque des institutions qui répriment la sexualité. On peut aussi voir dans celui qui représente ledit clocher – ayant une dimension phallique – une image de la conquête à laquelle se livre avec succès Izabela.

Comme dans L’Homme n’est pas un oiseau, Makavejev arrive à instiller une bonne et belle dose d’érotisme et de sensualité dans un film qui a une dimension didactique et qui joue de la distance entre le point de vue et ce qui est représenté. Mémorables sont les plans du chat à proximité du corps nu d’Izabela – la figure du chat se trouvait déjà dans le précédent long métrage. Ceux où la jeune femme tient deux berlingots de lait dans ses mains, à hauteur des seins – partie de son anatomie que l’on voit cependant clairement dans d’autres plans. Ceux où elle attrape avec la bouche des grains de raisin.

© Malavida – Avala

Mais, de façon glaciale et clinique, Makavejev associe, à ce présent vivant et quasi édénique, une autre réalité qui est celle de la mort d’Izabela. Lors d’une dispute future avec Ahmed, la jeune femme est poussée par celui-ci dans un puits. Son corps est trouvé par les autorités, et des médecins légistes pratiquent une autopsie. Ce sont des anachronies narratives qui permettent cette association. Dès le début du film, à travers des flashs-forward, le spectateur voit ce qui concerne le cadavre de la jeune femme. En la situation du pays, le destin d’Izabela est comme scellé. Une scène montre d’ailleurs la collègue Ruža lire dans les cartes ce qui va être une partie de l’avenir de la standardiste hongroise.

Et un autre expert intervient, prononçant un discours face caméra, notamment quand ces images macabres sont montrées. Il appartient à l’Institut de Criminologie. Il semble avoir le même statut que le sexologue, mais le nom qui apparaît à l’écran est en fait celui de l’acteur qui l’incarne. Ce pseudo spécialiste explique les manières dont le corps d’une victime peut être caché par un meurtrier, comment ce corps est traité par les services médico-légistes. Et il parle des progrès scientifiques et techniques qui permettent aux criminels d’utiliser l’intelligence plutôt que la force et aux autorités de les retrouver plus facilement que dans les temps anciens.

On comprend qu’il y a probablement une volonté chez Makavejev de montrer, couplés, la Vie et la Mort. Une Mort qui est inscrite au cœur même de la Vie. Ne doit pas passer inaperçu le crâne humain posé sur une étagère de bibliothèque, lorsque le sexologue fait l’une de ses premières interventions.

Mais ce sont aussi les circonstances contingentes et le parcours particulier d’Izabela qui créent cette situation montrée dans Une affaire de cœur. En l’absence d’Ahmed, parti quelque temps pour son travail, la standardiste accepte les avances insistantes du jeune facteur, après les avoir refusées à plusieurs reprises. La jeune femme a l’occasion de dire que les êtres ne sont pas de « bois ». Qu’ils sont des sentiments, des désirs, des faiblesses. Des images d’un vieux film sont insérées. Elles sont censées représenter Adam et Ève, et donc probablement la notion de faute – au regard de la Morale. Peu d’informations passent à travers les dialogues ou les situations, mais il paraît évident que, quelque temps après son amourette avec le facteur, Izabela constate qu’elle est enceinte. Le nom du possible père n’est pas prononcé devant le spectateur. Ahmed accepte la grossesse de la jeune femme. Elle n’accepte pas ce qui arrive et se profile. Elle s’oppose, en quelque sorte, à cet homme plus âgé qu’elle, davantage imprégné des traditions et de l’idéologie dominante.
Izabela est maussade, nerveuse. Un plan la montre s’adressant à la caméra et lançant violemment : « Je n’ai pas signé pour être enchaînée ». C’est l’un des moments où l’on sent une certaine parenté entre le cinéma de Godard – pour qui Dziga Vertov, que nous avons évoqué plus haut, et sa théorie et pratique du montage des intervalles, ont été des références majeures – et Makavejev. Izabela se veut une femme libre, « moderne »… refuse d’être enfermée dans un carcan. Les dessins-broderies accrochées aux murs chantent un « amour » qualifié de « délicieux » qui ne semble pas être celui que souhaite l’héroïne ou alors qui pose problème dans le contexte dans lequel elle évolue (1). L’un d’eux ressemble de très près à un dessin que l’on voit dans une scène de L’Homme n’est pas un oiseau. L’héroïne de ce film-ci est surprise en compagnie de son amant, par ses parents, dans leur appartement. Elle est bousculée par eux et pleure.

Rajka dans « L’Homme n’est pas un oiseau » (Capture d’écran)

Izabela dans « Une affaire de coeur » (Capture d’écran)

Et c’est peut-être là que l’on commence à percevoir le hiatus entre ce que ressent et veut la jeune femme et le discours du sexologue. Celui-ci parle, dans un passage différent de celui évoqué plus haut, de la question de l’embryon et de la naissance. Il donne l’impression de mettre en garde – et Makavejev manie à travers lui l’humour noir – ceux qui cassent et mangent des œufs, leur disant qu’ils détruisent un germe de vie… À un moment du récit, justement, la jeune femme casse des œufs pour préparer un plat qu’ils vont déguster, elle et son amoureux.

On notera, par ailleurs, que le discours froid, sans coeur, du criminologue est en décalage avec la réalité de la dispute entre Izabela et Ahmed (2). Ahmed est, en quelque sorte, considéré comme criminel – même si on ne sait pas ce que donnera l’enquête, le procès… – alors que c’est lui qui a semblé le plus abattu par les derniers événements qu’il a vécus avec son amante. Il a voulu se suicider. Izabela l’a empêché de sauter dans le puits, a poursuivi cet homme n’arrêtant pas de la rejeter. Et quand elle tombe dans ce puits, c’est parce qu’Ahmed l’a bousculée et qu’elle glisse sur le sol mouillé. Pas, a priori, parce qu’il a voulu se débarrasser d’elle.

Le centre thématique d’Une affaire de cœur nous semble être une critique de l’Institution de la famille et du mariage, la recherche d’une voie à travers laquelle l’Homme pourra espérer supprimer ce qui lui est nuisible et se réformer, éradiquer la peste émotionnelle qui pourrit son existence – pour reprendre une formule de Wilhelm Reich, psychanalyste engagé qui a tant compté pour Makavejev.
Retenons, pour l’occasion, un extrait du chant révolutionnaire entendu dans le film. Le texte est écrit en 1918 par Vladimirovitch Maïakovski, et mis en musique par Hanns Eisler… « Il suffit de vivre selon la loi donnée par Adam et Ève. Nous conduirons le bourreau à l’histoire ».

1) Merci à Vesna Bejic d’avoir déchiffré pour nous ces inscriptions intradiégétiques non traduites par des sous-titres.
2) Dušan Makavejev a déclaré : « (…) je voulais montrer que quand les professeurs parlent des gens, ils ont des vues complètement abstraites. Il sont loin de la vie pratique des gens normaux » (cf. « Dušan Makavejev : Un affaire de cœur » – propos recueillis au magnétophone et traduits de l’anglais par Michel Delahaye -, Cahiers du cinéma, n°191, Juin 1967,  p.38).


Suppléments

livret avec interview de Dusan Makavejev par Michel Delahaye dans Les Cahiers du Cinema n° 191 (p. 38-41), 1967

2 courts métrages de Dusan Makavejev :
– « Conte pédagogique » (« Pedagoska bajka », 1961, 11′, VOST)
– « Parada » (« Parada », 1962, 11′, VOST)

DVD édité par Malavida

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