David Cronenberg – « Videodrome  » (Blu-Ray) – Editions Arrow video

La fascination – relation faite d’attirance et de répulsion – que l’on peut éprouver à voir ou revoir Videodrome, vient de ce que ce film des débuts de la carrière de Cronenberg a plus ou moins volontairement la dimension d’une œuvre de « série B », assez cheap, et que, cela dit, il traite de questions de relativement grande importance du point de vue de l’humain – existentielles, psycho-analytiques, philosophiques, idéologico-politiques. Cette fascination découle du fait que le côté anticipateur de Videodrome, contenant moult effets gore, a aujourd’hui un caractère désuet, qui peut prêter à sourire du point de vue visuel et formel, mais que, en même temps, les thèmes et problèmes que le film effleure ou creuse sont loin d’être, eux, dépassés – ils concernent le pouvoir des médias, leur capacité à transformer notre mode de vie, notre perception de la réalité, voire notre corps ; ils sont ceux de notre liberté, de notre fragile ou vaine capacité à maîtriser ce qui est en nous et ce qui nous entoure.
L’effroi sincère et une moqueuse distance, possibles, se mêlent, se cachent mal l’un l’autre…

L’un des termes qui revient le plus souvent lorsque l’on parle de Videodrome, donc de Cronenberg – puisque ce film porte pleinement sa marque -, du récit qui en constitue la trame et des personnages qui y sont mis en scène, est celui d’« ambiguïté ». Ce mot étant parfois utilisé en mauvaise part… Pour évoquer des contradictions propres à l’auteur, une certaine confusion intellectuelle dont il ferait preuve, des indécisions siennes au niveau du processus de construction narrative et de réalisation. Tout cela se retrouvant bien sûr, dans son œuvre, au niveau des personnages et de la diégèse. Ce terme d’« ambiguïté » est utilisé en bonne part, aussi, souvent… Associé qu’il est à celui de complexité, laquelle complexité ferait du film un reflet assez juste de la réalité qui est la nôtre – dans laquelle nous sommes plongés et parfois noyés, dont nous n’arrivons pas à démêler les noeuds -, et ferait du cinéaste un artiste capable de rendre compte de l’ambivalence du réel – pour parler de façon bazinienne -, du caractère surdéterminé des phénomènes, de la dimension composite et mouvante de la personnalité humaine, de l’insensé de la vie. Cronenberg constate et revendique d’ailleurs ces ambiguïtés foncières.

Max Renn, le protagoniste de Videodrome, dirige une petite chaîne de télévision nommée Civic TV ou Canal 83 – 83 comme 1983 ? Futur on ne peut plus proche au moment de la réalisation du film ? -, spécialisée dans les programmes érotiques, pornographiques et violents. Le discours de Renn se défend, mais il est présenté comme légèrement bredouillant et plutôt convenu. C’est l’appât du gain qui motive Renn, mais il rationalise sa position en faisant croire que son rôle est socialement positif puisqu’il permet aux spectateurs de vivre leurs fantasmes et leurs pulsions par procuration. Cronenberg semble balayer ironiquement du revers de la main ce point de vue – un personnage dira plus tard que ses propos sont « superficiels ». Renn est dans une logique de la surenchère, et il va ouvrir une boite de Pandore en piratant avec l’aide d’un ami ingénieur, Harlan, un programme ultra-violent appelé Videodrome, puis en cherchant à se l’approprier. Quelque chose qui a à voir avec les snuff movies, la violence réelle, filmée dans une arène glauque, destinée à être jetée en pâture à un public fortement demandeur.
Renn a du répondant en société, il est relativement décidé, ou veut paraître comme tel, mais il y a quelque chose de naïf et d’irresponsable en lui. Son activité le pousse à mettre nonchalamment le doigt dans un engrenage qui se révélera fatal. Il délègue, n’a pas le courage de créer ses propres programmes, d’où l’erreur commise en tentant d’acquérir les cassettes réalisées par Videodrome. C’est que Renn a manifestement un problème avec la sexualité, la sienne et ce qu’il pense être celle des autres. Son parcours se déroule sous le signe de la découverte et de l’apprentissage, de la prise de conscience, de l’auto-accomplissement, fussent-ils une épreuve où l’avancée se fait sur le fil d’une lame de rasoir.

C’est Nicki Brand qui va d’une certaine manière initier Max. Nicki, la Bonne Samaritaine radiophonique, est, elle aussi, un personnage complexe. Elle considère que l’époque dans laquelle elle vit, où se multiplient les stimulations et s’exacerbent les besoins d’y répondre, est nuisible – « that’s bad » -, mais assume l’état d’excitation extrême dans laquelle elle vit et les vêtements d’un rouge vif provocateur qu’elle porte. Elle fait connaître à Max, à travers le visionnement de cassettes du spectacle Videodrome, les joies et douleurs des rapports sadomasochistes : que l’on pense notamment à la séance de brûlure par cigarette – qui renvoie à son nom « Brand » (« Marque ») ; le prénom « Nicki » trouvant, lui, un écho symbolique dans les « entailles » (nicks) qu’elle a sur l’épaule. Nicki partira bientôt à Pittsburgh, la ville où est produit le programme, poussée par le désir d’y participer. Pittsburgh, une sorte de trou du cul de l’Amérique – là où se déroule l’action de La Nuit des morts-vivants de George Romero (1968), là où est diffusé le célèbre spectacle télévisé d’horreur Chiller Theater (1).
Renn n’est en fait qu’un enfant de choeur, un petit joueur, et il choisit sans trop réfléchir d’entrer dans la cour des grands méchants loups, dans le circuit de ceux qui veulent faire du sexe et de la violence une gigantesque industrie. Ce sera à ses risques et périls. L’ingénieur Harlan et Barry Convex, le Président de la société de lunettes Spectacular Optical, font partie de cette mafia aux activités aussi douteuses que multiples – qui touchent entre autres le domaine militaire. Un groupe d’extrême droite, mû par une paranoïa aiguë, qui entend renforcer l’Amérique face à la menace que représenterait le monde alentour. Un noyau dur et explosif qui souhaite établir en toute hypocrisie un Nouvel Ordre moral rigide en utilisant Videodrome pour éliminer ses spectateurs, jugés moralement corrompus et comme affaiblissant par leurs besoins les États-Unis et les Canada, et ce grâce à un signal pénétrant dans leur cerveau et y créant une tumeur hallucinogène et mortelle.
Les membres de Videodrome peuvent être assimilés à des néonazis. Dans son analyse du film, à travers laquelle il fait une étude onomastique, Stefan Rousseau considère que le nom de Harlan pourrait renvoyer à Veit Harlan, cinéaste ayant servi activement sous le IIIe Reich – réalisateur de Le Juif Süss (2). Cette piste pourrait être la bonne, et il n’est pas le seul à citer ce nom… Rappelons la présence d’une image d’un Hitler que l’on pourrait dire de pacotille dans l’appartement de Renn – celui qui joue dans la cour des petits et qui cherche à côtoyer les grands durs. Cela dit, de nombreux autres commentateurs font référence, eux, à l’écrivain de science-fiction Harlan Ellison. C’est le cas par exemple de Maurice Yacowar, auteur du texte « La comédie de Cronenberg » (3), dans le chapitre où il s’intéresse aux « jeux de mots ». Yacowar mentionne qu’Ellison a émis des « avertissements incisifs contre la télévision ». Il faut savoir que l’écrivain a réalisé une anthologie de nouvelles de science-fiction intitulée significativement Visions dangereuses et a travaillé, écrit sur David Cronenberg.

Pour les extrémistes cronenberghiens, sexe et violence vont naturellement de pair. On a reproché au cinéaste sa préférence pour la douleur infligée aux femmes. Il s’est défendu, affirmant que son cinéma avait parfois une dimension féminine – Dead Ringers -, qu’il était sexuel et non sexiste ; jugeant normal que pour lui, un mâle, ses objets de prédilection soient des représentantes du sexe dit faible. « (…) si je dois réaliser des scènes d’esclavage et de torture, je choisirais sûrement de montrer une femme plutôt qu’un homme » (4). Il est étonnant que le cinéaste ne prenne pas l’exemple du Videodrome : si une femme y est violentée, électrocutée, fouettée, un homme noir l’est aussi – ce qui prouve le racisme de la secte de Convex.

Renn délivre donc ses pulsions sexuelles et agressives, mais sur le mode hallucinatoire. Elles sont dirigées contre des objets de désirs extérieurs comme Nicki, surtout, mais aussi la vieille amie Masha ou la secrétaire Bridey. Elles sont aussi dirigées contre lui-même : on assiste à un moment à ce qui ressemble à une scène d’auto-sexualité lorsque le protagoniste entre le pistolet dont il s’est muni dans ce qu’il ressent être une fente positionnée à hauteur de son estomac et que le spectateur voit comme telle. La fente est vaginale, ce qui peut vouloir signifier que Renn se sent femme. L’acte est également de type homosexuel puisque c’est l’homme qu’il est qui pénètre l’homme qu’il est.

Le patron de Spectacular Optical et ses acolytes manipulent Max, se servent de son masochisme et de son sadisme. Ils l’enjoignent – en le programmant par insertion d’une cassette vidéo dans ses entrailles – de tuer ses associés afin de pouvoir ainsi, à travers lui, prendre le contrôle de la chaîne de télévision Civic TV. C’est ce que fait Max, qui est devenu une marionnette aux mains des criminels, et qui semble avoir du mal à résister aux pulsions qui ont été révélées en lui.
Mais, il y a un groupe antagoniste qui peut aider le protagoniste. C’est la famille O’Blivion. Le père, prophète médiatique, est généralement considéré comme une figure forgée à partir des réflexions de Marshall Mac Luhan. Ce serait lui le concepteur de Videodrome, le créateur du signal hallucinogène. Selon O’Blivion, la tumeur n’est pas nocive, elle est la garantie de la création d’un nouvel organe qui permettra à l’homme d’évoluer psycho-physiologiquement en harmonie avec les progrès technologiques. Le néoplasme est bénin et non malin. Le mot « prolongement » (« outgrowth ») semble d’ailleurs préféré par O’Blivion à celui de « tumeur » (« tumor »). Mais O’Blivion aussi a été victime des agissements de la secte dirigée par Convex. Il a été assassiné et son Videodrome a été utilisé à des fins malfaisantes.
Sa fille Bianca est devenue l’« écran », le porte-parole de son père. Elle aide les démunis à survivre dans un monde où la télévision remplace la soupe populaire – on sent encore ici l’ironie mordante de Cronenberg. Sa fondation se nomme Cathodic Ray Mission. Le jeu de mots avec « Catholic » saute aux yeux. Peut-être un peu moins celui révélé par Alain Garsault dans Positif : « Remission » (5).
Les projets des O’Blivion relèvent d’une vision mystique, d’une démarche évangélique qui sont loin d’être claires, qui ne sont pas vues et montrées comme absolument positive par Cronenberg. Bianca réussit à tuer le Max manipulé par Convex – à le faire se tuer -, et à l’utiliser comme arme de vengeance et de justice expéditive, en le reprogrammant. Il s’agit dès lors pour Max d’éliminer Convex et Harlan. Ce qu’il fait.
Bianca a pour mot d’ordre la « Nouvelle Chair » et Max semble en être le messager, l’accoucheur, le violent maïeute. Heureusement, puisque sa chair à lui, et ce qu’elle recèle semblent partiellement mais inéxorablement se putréfier, se liquéfier de façon dégoûtante au fur et à mesure que son histoire avance. C’est au nom de la « Nouvelle Chair », c’est-à-dire de l’icône vidéographique, qu’il finit par se suicider. La mort par balle au cœur des flammes purificatrices lui permet peut-être de l’atteindre, elle est promesse de rémission, de libération, de rédemption, de renaissance. Nicki dit : « J’ai appris que la mort n’est pas la fin ». Mais , comme le souligne John Harkness dans « Le mot, la chair et David Cronenberg », rien ne prouve que « résurrection » il y a (6). Le patronyme de Renn pourrait avoir été choisi, selon les dires mêmes de Cronenberg – rapportés par Tim Lucas (7) – en référence à la Ren-aissance – le salon de Spectacular Optical est placé sous la figure tutélaire de Lo-ren-zo di Medici (8).

Le message a une dimension évidemment christique. Max une espèce de missile messianique téléguidé. On notera que lorsqu’il visionne à son domicile une cassette de Brian O’Blivion – le prophète est mort mais agit encore à travers ses enregistrements vidéos, son image -, derrière lui se trouve la statuette d’un homme tenant les bras en croix. La fente abdominale qui s’ouvre en lui parfois est un stigmate. Les phrases décisives prononcées à la fin du parcours narratif, par Bianca et par Max, sont bibliques : « Tu es devenu le mot vidéo fait chair », « Je suis le mot vidéo fait chair ». Géraldine Pompon et Pierre Véronneau ont raison d’écrire dans « Videodrome (1982) : médias et corps technologique » : « (…) avec cette passion selon Max Renn, Cronenberg se rattache à une tradition christique archétypale où l’homme doit mourir pour mieux renaître à la vie éternelle et accéder au paradis » (9).

Le récit de Videodrome est, comme on dit en narratologie, à focalisation interne. Pratiquement tout se passe à partir de ce centre narratif qu’est le sujet Max, tout converge de façon centripète vers lui. Le film est comme la représentation de son esprit de plus en plus dérangé et de ses désirs trouvant des réalisations avant tout sur le mode hallucinatoire. Le personnage n’est plus en mesure, au bout d’un temps, de faire la part entre réel et imaginaire, entre ce qui est concret et avec lequel on peut entrer en contact direct, et ce qui est représentation audiovisuelle passant par des appareils de diffusion – à travers des canaux, sur des écrans. Voire même de concevoir qu’il puisse y avoir séparation. Son imaginaire délirant pourrait être devenu son – unique – réel. À travers lui, Cronenberg peut donner libre cours à ses obsessions concernant la technicisation et l’hybridation du corps humain, l’animation de la machine, sa tégumentation, son érotisation ; concernant le lien étroit qui pourrait et devrait unir, intriquer le vivant et l’inanimé, le mécanique et l’organique.
Le récit est celui de la douloureuse expérience intérieure de Renn. En ce sens, le monde qui l’entoure a la forme mouvante qu’il perçoit subjectivement, les personnages existent par rapport à lui. Ils sont la figuration de ses fantasmes, désirs, hantises. Ils sont l’instrument de ses pulsions, fussent-elles autodestructrices, et de ce qui se constitue probablement en lui comme contre-investissement. Voilà aussi pourquoi ces personnages ne sont pas bien définis, se ressemblent, sont interchangeables, jouent des rôles paradoxaux : aussi bien négatifs que positifs.
Voilà pourquoi Bianca – la blanche, la pure – peut-être considérée elle aussi comme un être violent, et William Beard avoir raison quand il affirme qu’elle « réinfecte joyeusement [Max] avec le signal de Videodrome » et « ne démontre pas plus d’intérêt pour lui que ne le fait Convex » (10).
Voilà pourquoi on ne sait si les personnages que rencontrent Max n’auraient pas finalement partie liée. Brian O’Blivion et Convex, qui ont un discours somme toute comparable, ne travaillent-ils pas dans le même but ? Nicki est-elle une victime de Videodrome ou un agent du réseau ?
Voilà pourquoi Bianca et Nicki apparaissent comme deux facettes d’une même probable entité. La fille O’Blivion, guide plutôt spirituel, peut être considérée comme complémentaire de Nicki, initiatrice charnelle et passionnée (11).
O’Blivion est un père symbolique pour Max. Max marche sur ses traces. Harlan et Convex sont des personnes importantes pour Max, d’un point de vue quasi affectif, voire sexuel. Des personnes qui le pénètrent quasi littéralement à un moment donné. Et qui interrogent le protagoniste, le poussent théoriquement à se questionner lui-même sur son comportement, ses motivations et intérêts. De ce point vue, il faut prendre en compte l’hypothèse de William Beard selon laquelle « la trahison de Harlan ressemble beaucoup plus à une projection des peurs intrinsèques de Max qu’à une simple trahison », selon laquelle « Harlan et Convex personnifient cruellement la conscience de Max et l’exposent inexorablement au jugement d’autrui » (12). La présentatrice de l’émission à laquelle participe Max et Nicki, qui comme par hasard porte le nom de Rena, interroge elle aussi de façon quelque peu accusatrice son invité !
Et, à travers Max, c’est le spectateur qui est également interrogé – mis à l’épreuve et pris à témoin – ; et le cinéaste lui-même. Max ne ressemble-t-il pas un peu à Cronenberg lorsqu’il essaye des lunettes dans le magasin de Convex ? Le cinéaste a affirmé que Max était son représentant, et, au cours du tournage, il lui serait arrivé au moins une fois d’être sa doublure (13). La communication, la porosité entre les différents types d’espaces au sein du récit – espaces réels ; espaces oniriques, fantasmatiques, hallucinatoires ; espaces de représentation et de diffusion audio-télévisuelles -, les jeux de miroirs et les surcadrages dont Cronenberg use et abuse permettent l’interaction entre l’instance diégétique – les différents niveaux qui la constituent -, l’instance créatorielle et l’instance spectatorielle, le rôle de symbole qu’elles peuvent avoir les unes par rapport aux autres. Max est un être à laissé l’abandon, une épave comme le sont ceux qui viennent chercher leur pain quotidien à la Cathodic Ray Mission, et ces paumés, ces épaves ce sont nous – Cronenberg compris. L’épave est aussi un lieu, celui où le protagoniste rouillé se suicidera : le navire laissé à l’abandon – en anglais on pourrait dire : a derelict ship…

Tim Lucas, qui a côtoyé le cinéaste, a raconté la fin joyeuse que Cronenberg avait un temps imaginé pour le récit (14). Après la mort de ceux qui voulaient dévoyer Videodrome tel que l’imaginait O’Blivion, Max et Bianca et Nicki se retrouvent dans un Videodrome paradisiaque, et vivent une sexualité nouvelle, celle d’après la mutation de l’Homme, délesté de ses organes lourds et puants. Il semblerait que l’une des références importantes pour Cronenberg ait été The Man Who Fell To Earth de Nicholas Roeg où des extra-terrestres plus ou moins asexués font l’amour en jouissant par tous les pores de leur peau (15). Mais les circonstances, les difficultés de créations des accessoires et prothèses auraient fait que Cronenberg a renoncé à cette fin – à moins qu’il n’y ait eu censure ou autocensure. La fin que nous connaissons est donc apparemment plus ouverte et incertaine, mais a aussi une dimension que l’on peut considérer comme nihiliste. Dommage.
La réalisation de cette séquence envisagée en cours d’élaboration du film eut probablement rendu plus positive et logique cette haine du corps, de l’organique, de la chair corruptible chez Cronenberg et ses personnages principaux, cette volonté de dépassement, et cet idéal d’une sexualité à la fois plus indifférenciée et plus polymorphe que celle vécue dans le monde normalisé. Plus belle que celle qui pose quelques problèmes à l’un des détracteurs de Cronenberg, Robin Wood, lequel juge non sans quelques raisons, dans le Videodrome tel qu’il a été distribué, les « connotations » liées à la sexualité « sinistres et négatives », et qui considère , après avoir évoqué la représentation de la bisexualité dans l’oeuvre du cinéaste, que « la « Chair nouvelle ne saurait être qu’androgyne » – ce qui finalement était peut-être dans l’esprit affranchi de Cronenberg (16).

Videodrome est une œuvre que l’on peut détester ou à laquelle on peut vouer un culte. Sa complexité, indéniable, rend son analyse ardue et probablement interminable. Le film n’a manqué depuis des décennies de susciter des exégèses, sur son fond et sa forme, à travers lesquelles d’autres films du Maître canadien sont convoqués – comme Scanners ou eXistenZ. De produire des lectures-interprétations à travers le prisme d’auteurs, de penseurs ou d’oeuvres multiples et divers : Marshall Mc Luhan, on l’a dit… Mais aussi l’Ovide des Métamorphoses, Sigmund Freud, Jean-Paul Sartre, Philippe K. Dick, Jean Baudrillard, Guy Debord, William Burroughs… preuve de la vitalité pérenne de Videodrome, un o.f.n.i. qui n’en finit pas de faire signe. (E.S)


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Comme souvent chez Arrow la qualité du transfert est proche de la perfection, retrouvant toute la subtilité de la photo de Mark Irwin, faussement réaliste, métallique et bleutée, faisant insensiblement passer la réalité dans le cauchemar sans qu’on s’en aperçoive. Les nuits tourmentées de Max Renn dans son appartement resplendissent plus que jamais de leur complexité visuelle. La piste sonore mono a quant à elle un beau relief.

Le dvd est blindé de suppléments.  Nous ne nous étendrons pas sur le passionnant commentaire de Tim Lucas dont la qualité de l’exégèse du film n’est plus à démontrer. Le documentaire de 1997 de la BBC « « Cinema of the extreme » invite David Cronenberg, George Romero et Alex Cox et démontre toute l’importance d’un certain cinéma de genre transgressif (et politique). Romero comme Cronenberg ont su créer un nouveau monde, un imaginaire qui leur appartient, ce que viennent appuyer les extraits de Zombie, Frissons ou encore Crash et Videodrome.  « « Cinema of the extreme«  » est intéressant dans sa manière d’aborder la transgression comme le meilleur portrait de nos sociétés en mutation auquel Cronenberg répond par la mutation du corps. Il l’exprime clairement :  » lorsqu’on ne croit pas en Dieu, l’existence de notre corps est celle de l’individu ».

« Forging the new flesh » (27’) de Michael Lennik s’attarde sur les effets spéciaux de Vidéodrome et plus particulièrement les effets vidéo et les prothèses. Plusieurs intervenants dont Rick Baker et Bill Sturgeon nous éclairent sur ces moments totalement fous comme le pistolet se greffant au bras de James Woods et le fer pénétrant dans sa chair, ou la télé explosant de toutes ses entrailles.

« Fear in film » (25’) (1982) est probablement l’une des archives les plus passionnantes de ces suppléments puisqu’il s’agit d’une table ronde entre Carpenter, Cronenberg et Landis menée par Mick Garris, autour de leur rapport à la peur et la violence en tant que réalisateurs et spectateurs. Carpenter évoque The Thing qu’il vient de terminer. Cronenberg pense que tout peut être montré au cinéma sans exception. Non, le cinéma de genre n’est pas dangereux, affirment les cinéastes ; il s’agit juste de le considérer comme un cinéma pour adultes qui reflète les peurs et les hantises du créateur et dialogue ainsi avec celles du spectateur. C’est émus que nous écoutons ce dialogue entre trois cinéastes, encore jeunes, comme une figure d’un âge d’or du fantastique désormais révolu. Suit un petit sujet « Helmet camera test », dans lequel on peut entrevoir les différentes expérimentations qui menèrent à cette vision subjective de la « caméra videodrome » avec ses pixellisations et ses effets thermiques.

Arrow propose également un certain nombre d’interviews spécialement conçus pour cette édition, dont celui du directeur photo Mark Irwin, fidèle collaborateur de Cronenberg, qui raconte sa rencontre et son travail avec le cinéaste. Il collaborera avec lui sur beaucoup de ses films depuis Fast Company, jusqu’à The Fly en passant par The Brood. Sa photo est d’autant plus fascinante sur Videodrome qu’elle mélange les textures, portant à la fois sur l’image TV/video de la chaine à l’intérieur du film, que sur la direction photo du film en lui-même. Le producteur exécutif Pierre David, fait quant à lui surtout l’éloge  – un peu laborieuse – de l’univers de Cronenberg et se rappelle le tournage. Précédemment auteur de novélisations de plusieurs productions Carpenter ( The Fog, Halloween II et III), Denis Etchison, se chargea de celle de Videodrome. Il rappelle sa passion pour Ray Bradbury, et évoque une époque où écrire de l’horreur était considéré comme « trop bizarre ». Sa gestation du livre est intéressante. Discuter avec Cronenberg sur ce qu’il avait voulu vraiment exprimer lui permit de coller le plus possible à l’esprit du film. Mais la difficulté qu’il rencontra était d’aborder une œuvre centrée sur le héros, qui ne le quittait jamais, et donc d’imaginer ce qui pouvait se produire à l’intérieur de sa tête. Ainsi, ce livre livré à un unique point de vue fut une forme de challenge. Comment décrire l’indescriptible, visible à l’image n’était pas un des moindres défis pour Etchinson, surtout lorsqu’on aborde un univers aussi singulier que celui de Cronenberg. 25 minutes de scènes coupées de la version télé viennent s’ajouter au bonus, pas inintéressantes, bien que pas franchement indispensables. Enfin, une featurette promotionnelle dans laquelle interviennent Cronenberg, James Woods, Deborah Harry et Rick Baker, ainsi que la bande-annonce. C’est un véritable plaisir que de revoir Videodrome en version intégrale  ce qui n’était pas le cas dans le blu-ray français : on retrouvera donc le godemichet dévoilé en entier, l’aiguille dans l’oreille de Debbie Harry, quelques plans gores disparus précédemment ou l’intégralité du très beau travelling sur les corps nus des amants. (O.R)

Vidéodrome (Canada, 1983) de David Cronenberg, avec James Woods, Deborah Harry, Sonja Smits, Peter Dvorsky. Blu-ray édité par Arrow video.
Sous-titres anglais optionnels.

Le blu-ray peut être commandé directement sur le site d’Arrow

Notes :
1) On trouvera ici un point de vue anecdotique, mais amusant sur le choix de cette ville par Cronenberg… Celui de Ben Ostroff, in « Transmission From the Steel City: Cronenberg’s Videodrome and Pittsburgh », The New Yinzer (consulté le 31 octobre 2014). http://www.newyinzer.com/archive/spring09/12.html
2) Stefan Rousseau, « Videodrome de David Cronenberg / 1ère partie », Cinétudes, 7 septembre 2008 (consulté le 31 octobre 2014).
http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.cinetudes.com/Films-Etudies-Studied-Movies-,VIDEODROME-de-David-Cronenberg-1e-1982_a50.html
3) In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg – Dossier réuni par Piers Handling et Pierre Véronneau, La Cinémathèque québécoise, Les Éditions du Cerf, Montréal / Paris, 1990 (Première édition : 1983, sous le titre : The Shape of Rage – The Films of David Cronenberg).
4) « Entretien avec David Cronenberg », par William Beard, Piers Handling et Pierre Véronneau. In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., p.41.
5) Alain Garsault, « Videodrome – A malenky bit of stack synthemesc (un petit peu de drogue d’horreur, dans le langage d’Alex) », Positif, n°281-282, juillet-août 1984. Repris in David Cronenberg, coordonné par Hubert Niogret, Collection Positif, Editions Scope, Paris, 2009. La référence à A Clockwork Orange vient de ce qu’Andy Warhol aurait considéré Videodrome comme un équivalent de l’oeuvre de Ballard/Kubrick pour les années quatre-vingt.
6) John Harkness, « Le mot, la chair et David Cronenberg ». In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., p.176.
7) Tim Lucas, « L’Image comme virus ». In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., p.238.
8) Selon d’autres sources, et à travers le témoignage de Cronenberg lui-même, les nom et prénom de Max Renn auraient été choisis en référence à la marque de moto allemande Renn Max. Renn signifie course en allemand. « Course maximale », donc. Cette idée tient si l’on rappelle que le suffixe de Videodrome, « drome » – du grec « dromos » -, veut dire lui aussi « course ». Cf. David Cronenberg/Mark Irwin Commentary [in Videdrome DVD], Criterion Collection, Los Angeles / Toronto, Canada, 2004.
9) Géraldine Pompon et Pierre Véronneau, David Cronenberg : la beauté du chaos, Editions du Cerf / Editions Corlet, Paris, 2003, p.96.
10) William Beard : « L’esprit viscéral : les films majeurs de David Cronenberg ». In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., p.115.
11) Tim Lucas a affirmé de ce qu’à une certaine étape du scénario, une scène devait concrètement montrer les deux femmes comme « interchangeables ». (Tim Lucas, « L’Image comme virus ». In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., p.233).
12) Cf. William Beard, art.cit., pp.123 et 124.
13) Cf. David Cronenberg/Mark Irwin Commentary, document cité.
14) Tim Lucas, in op.cit., pp.234 à 236.
15) Ce film de 1975/1976 évoque entre autres le pouvoir totalitaire des médias, la mondialisation, la fascination pour la télévision et son offre – déjà – pléthorique de chaînes. Le protagoniste est incarné par David Bowie qui, à peu près à la même époque, compose et chante le morceau TVC 15 dans lequel un narrateur raconte que son amie a été absorbée par un canal télévisé – l’idée vient de son acolyte Iggy Pop qui lui a raconté une hallucination vécue sous l’emprise de la drogue.
16) Cf. Robin Wood, « Un point de vue dissident sur Cronenberg ». In L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, op.cit., pp.214 et 215.

Conseils de lecture :

Le script du film (la transcription des dialogues) est consultable ici :
http://www.script-o-rama.com/movie_scripts/v/videodrome-script-transcript-david-cronenberg.html

Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias – Les prolongements technologiques de l’homme, Le Seuil, Paris, 1968 (Première édition originale : 1964).

Serge Grünberg, David Cronenberg, Editions de l’Étoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 1992.

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