Alessandro Blasetti – « Moi, moi, moi… et les autres »

vlcsnap-2017-04-11-17h55m53s183

Solide artisan du cinéma italien, Alessandro Blasetti est un réalisateur plutôt oublié aujourd’hui et qui ne bénéficie pas de la renommée des princes de la comédie « à l’italienne » (Scola, Risi, Monicelli…). Si son éclectisme a pu brouiller les pistes (films à grand spectacle, réalistes – Quatre pas dans les nuages– ou historiques), sa réputation souffre peut-être également de son adhésion au fascisme jusqu’en 1936.

Tourné en 1965, Moi, moi, moi…et les autres a des allures de film testamentaire. Même s’il n’arrêtera pas complètement de tourner par la suite, Blasetti le présentait à cette époque comme son dernier film. Il s’agit d’une œuvre curieuse consacrée à un parfait sujet de comédie : l’égoïsme. Sandro (Walter Chiari) est journaliste à Rome et décide de mener une enquête sur ce trait de caractère partagé par une majorité de ses contemporains.

Une jolie scène traduit parfaitement tous les enjeux du film. Sandro est niché sur le toit d’un immeuble et contemple la foule qui grouille en bas. Pour l’individu qu’il est, l’Autre n’est qu’un petit point minuscule, anonyme et n’existe pas. Mais un raccord dans l’axe nous permet ensuite de le voir depuis le sol et, à son tour, ce personnage n’existe plus comme individu en dépit de sa position surplombante et de la contreplongée. L’égoïsme que cherche à dénoncer Sandro est également ancré au plus profond de son être alors que son existence n’a, au fond, pas plus d’importance que celle des autres fourmis humaines.

Moi, moi, moi…et les autres est une comédie de mœurs grinçante, parfois cynique qui adopte peu ou prou la structure d’un film à sketches. Si Sandro et son enquête font office de fil conducteur au récit, chaque « étude de cas » donne lieu à des observations sarcastiques ou plus pathétiques (le passage avec la diva jouée par la grande Silvana Mangano).

La force du film de Blasetti, c’est moins de se concentrer sur « l’attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, au mépris des intérêts des autres » (définition que donne le Larousse de l’égoïsme) qu’à la manière dont cet égoïsme pousse les individus à se mettre en scène. Si ce trait de caractère passionne le cinéaste, c’est parce qu’il donne lieu à des trésors d’hypocrisie chez ses personnages désireux de le masquer.

A ce titre, citons ce court moment digne des Monstres de Risi où Vittorio de Sica, incarnant ici un pieux gradé, utilise un aveugle pour traverser la rue, fait mine de prendre des pièces dans sa poche pour un mendiant avant de, finalement, sortir un mouchoir puis se livre à toute sorte de stratagèmes pour paraître le plus dévot possible tout en préservant sa petite personne (il prend garde, par exemple, d’essuyer les pieds de la statue du Christ qu’il va baiser). Dans cette scène, on retrouve tout ce qui fait le sel de la comédie italienne : l’humour très noir, le sarcasme cynique et une volonté de mettre à nu la nature humaine dans ce qu’elle a de plus hypocrite et… égoïste.

Les meilleurs moments du film sont ceux où Blasetti montre à la fois l’égoïsme de ses personnages et la manière dont il se drape dans les conventions sociales et l’hypocrisie. Il le fait parfois de façon assez conventionnelle mais efficace, comme dans cette séquence à l’église où l’on entend, en voix-off, la nature réelle des prières des fidèles (qui vont de l’imploration pour une victoire du club de foot préféré jusqu’aux demandes les plus cupides). Mais il le fait aussi de façon plus subtile dans la superbe séquence où intervient une géniale Gina Lollobrigida qui interprète ici l’épouse de Sandro. En feignant l’altruisme le plus parfait (elle invite son mari à sortir seul et à profiter de ses amis), la belle se livre à une mise en scène géniale pour satisfaire son égoïsme et garder Sandro à la maison en le séduisant avec une sensualité qui dissuaderait tous les mâles du monde de mettre un pied dehors !

A l’heure des réseaux sociaux et du culte d’une célébrité factice, ce film prend une résonnance assez savoureuse. Blasetti pointe, en effet, ce paradoxe qui pousse les individus à s’exhiber de plus en plus tout en ne supportant plus le regard des autres. Sur ce point, le film est parfois un peu déplaisant parce qu’il pointe ce défaut chez les femmes et critique de manière un peu conservatrice la libération des mœurs. Mais les hommes sont logés à la même enseigne, notamment à travers ce contrôleur de train obsédé sexuel qui élabore une « théorie de cochon » pour railler ceux qui font mine de s’intéresser au corps féminin sous des prétextes artistiques ou sociologiques comme Sandro.

Moi, moi, moi… et les autres souffre de temps en temps de sa structure et, comme dans la plupart des films à sketches, s’avère parfois un peu inégal. Une dizaine de scénaristes ayant apporté leur collaboration à l’œuvre, on remarque parfois un certain essoufflement et un côté filandreux pas toujours très maitrisé.

Mais à cette réserve près, le film est souvent réjouissant et porté par un casting quatre étoiles. Outre Gina Lollobrigida et Silvana Mangano déjà citées, on retrouve ici Nino Manfredi et  Marcello Mastroianni (que Blasetti avait révélé dans Dommage que tu sois une canaille) qui incarne le seul personnage altruiste du récit. Détail piquant, il quitte un cinéma projetant 8 ½ pour ne pas gêner les spectateurs derrière lui !

Toutes proportions gardées, Moi, moi, moi… et les autres est d’ailleurs un peu à Blasetti ce que 8 ½ est à Fellini : une œuvre introspective et très personnelle où un cinéaste réfléchit à sa propre personne, à sa création et à son rapport aux autres. Loin des délires baroques et oniriques de Fellini, Blasetti signe une comédie piquante, intelligente et vivifiante…

Moi, moi, moi… et les autres

(Italie, 1965, 101 minutes)

Réalisation : Alessandro Blasetti

Scénario : Alessandro Blasetti, Carlo Romano, Age et Scarpelli…

Photographie : Aldo Giordani

Interprétation : Walter Chiari, Gina Lollobrigida, Silvana Mangano, Marcello Mastroianni, Nino Manfredi, Vittorio de Sica, Vittorio Caprioli

Editeur : ESC éditions

Sortie en DVD le 28 mars 2017

 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Vincent ROUSSEL

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.