Rapporter un fait divers dans un média participe habituellement du travail journalistique. De fait, Truman Capote avec De Sang froid avait réalisé une prouesse littéraire s’attachant de manière abrupte à la réalité pour relater un fait divers. De manière alternative, Régis Jauffret, habitué à sonder les profondeurs de l’âme humaine, s’empare également d’un fait divers pour construire un roman qui se voudrait purement fictif. Le voile s’estompe dés les premières lignes. A l’opposé d’un papier de presse s’assurant de mentionner les faits et nous laissant face à notre sensibilité, il s’attache à écrire avec le prisme de son acuité une réalité qu’il ne peut qu’imaginer.
Le fait divers en question pourrait paraitre l’un des plus sordides tant par sa réalisation que par sa durée. Pendant 24 ans, un père autrichien a enfermé dans une cave, violé, battu sa fille, la condamnant à élever ses enfants dont il était lui-même le père. L’inceste l’amènera à avoir sept enfants dont un mort-né que le père se chargera de brûler. Frizl, dont Régis Jauffret a voulu conserver le véritable nom, sera condamné à la prison à vie en 2009. L’auteur concilie ainsi une enquête scrupuleuse avec une narration fictionnelle à mi-distance entre la sombre réalité des faits et une imagination circonscrite par son intuition.
Le roman s’articule en deux temps. Régis Jauffret se déplace en Autriche. Avec l’aide d’une collaboratrice, il rencontre les protagonistes de l’affaire et retranscrit de l’extérieur la mise en scène macabre de Frizl. La construction de la cave, les relations de voisinage, les rapports des psychiatres sont relatés sans souci de ligne directrice. Jauffret, dont l’écriture du livre lui a tant coûté sur le plan émotionnel (selon ses propres termes), recrache son reportage, dans le désordre, de manière subjective. L’émotion parait et tenaille quand le père et son avocat prennent la parole. « Dès qu’elle s’est trouvée dans les bras des flics elle a rompu le serment solennel qu’elle vous a fait de retourner dans la cave sans moucharder » ; les mots glacent le sang. Néanmoins, le pire est à venir. La tension s’exacerbe avec l’entrée de l’auteur dans la cave. Le malaise étreint le visiteur d’un jour, le plonge dans une crise d’angoisse. L’imagination oppresse avec « la certitude tout à coup d’une présence. Quelque chose de vivant, souvenirs entre les murs entassés, réveillés par mon intrusion, prêts à sortir de leur léthargie, à s surgir, à dérouler vingt-quatre années d’horreur ».
A la visite physique de l’endroit succède une immersion dans ces années de vie soustraites du monde réel. De l’enfance glauque d’Angelika (le prénom a été changé) avant la cave ; les viols à répétition, la tyrannie d’un père imposant la terreur à sa famille mais également ses amours naissants laissant entrevoir un bonheur trop vite sali ; va découler son enfermement. Le romancier reprend ses droits. Seul un écrivain est le plus à même de traduire la folie de cet homme. L’auteur excelle dans la mise en relief de l’ignominie. Les raisons resteront méconnues mais Jauffret va tenter de traduire la vie dans la cave. Le récit n’émergera plus dans le monde réel. Il s’enfonce dans les tréfonds de la vie d’Angelika sous terre. L’auteur excelle dans la mise en relief de l’ignominie. Il trouve le ton juste pour tenter d’imaginer cette vie dans la cave sans verser dans le compassionnel ni le voyeurisme. Les accouchements solitaires, les privations alimentaires, les viols devant ses propres enfants, la violence permanente. « Un sursis, assez de nourriture pour remplir les estomacs et prolonger leur existence dans cet univers étriqué avec le reflet de l’infini sur l’écran télé. Se sont ensuivies une soirée sordide, une nuit abjecte. Angelika les a préférées à celles qui avaient précédé. Quand tout le monde crevait la dalle. » Jauffret nous plonge dans un monde indiscernable pour le commun des mortels où le mal régit le quotidien (« Je ne veux pas avoir mal. Je ne veux rien. Ca fait mal quelque chose »). Mais aussi un monde où, malgré tout, la vie continue. Des moments de bonheur rares mais véritables transparaissent. Comme si la vie reprenait sans cesse le dessus en dépit de l’abomination. Ainsi, la négation d’un être humain ne parviendrait pas à annihiler totalement l’existence de son âme. « Des bribes, des éclats, des bonheurs invraisemblables, elles éblouissent les lumières dans l’obscurité, la vie quotidienne se reforme partout, des déconvenues, les malheurs auxquels on s’habitue, les indispensables joies petites et jolies comme des gouttes d’eau, l’impossible tristesse éternelle, l’espoir toujours se niche, le désir de n’être plus là quand ça souffre trop en soi, le plaisir de respirer quand on n’est plus étranglée,… ».

Jauffret nous plonge dans un récit sombre mais bien réel où l’on retient son souffle pour ne pas avoir à désespérer de l’espèce humaine.

 

Paru aux Editions du Seuil.

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A propos de Julien CASSEFIERES

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