De prime abord, Elle pourrait sembler saugrenu dans la filmographie de Verhoeven. Si l’on pouvait craindre que son cinéma s’affadisse en atterrissant à Paris, en se francisant, il offre une forme de condensé de ses obsessions. Elles y sont toutes, dominées par une héroïne verhoevenienne en diable (en Diable !) qui impose son ambiguïté autant que l’Agnès de La Chair et le Sang ou la Catherine Tramell de Basic Instinct. La sexualité traversée par les ténèbres (Le Quatrième Homme, Basic Instinct), comme révélation identitaire et existentielle (La Chair et le sang, Black Book), comme moyen de survie, d’ascension (Showgirls, Katje Tippel), d’affirmation de son indépendance et son identité ; l’irrésistible attirance pour le danger et la mort ;  la femme à la fois ange et démon (La Chair et le Sang, Le Quatrième Homme, Basic instinct) ; la bourgeoisie étouffante et grotesque (Turkish Delices, Katje Tippel)… Tout Verhoeven, tout ce labyrinthe de la psyché, du tiraillement de l’humain entre la soumission et le désir de dominer, entre le sadisme et le masochisme est contenu dans Elle.

Elle s’ouvre sur une scène de viol dans un noir total, avec un vacarme inouï. Au chaos intérieur, Michèle répond comme un automate, ramasse les bris, nettoie sa maison et reprend le cours de sa vie en gardant le silence sur son agression – une manière d’écarter l’inacceptable. Pourtant, l’héroïne est à l’image de cette porcelaine brisée : la scène lui revient à répétition, tandis qu’elle minimise les faits auprès son entourage (« J’ai peut-être été violée », suivi d’un « Bon, on commande ? »). Cette douleur irréparable fait écho à une douleur de l’enfance, où se nichent les racines du mal. Refusant l’emprise de son pénible passé, Michèle met les faits à distance même avec ses proches. Elle poursuit ses relations professionnelles et familiales, comme si de rien n’était. Dans Elle, l’amour n’existe pas, qu’il soit filial, maternel ou conjugal ; seule l’amitié, même trahie, semble offrir un semblant de sentiment. Sans plaisir aucun, la sexualité est soit hygiénique et mécanique, soit violente. Le moment le plus tendre est représenté par un baiser entre les deux amies, Michèle et Anna, alors même que leur relation n’est pas toute loyale.

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En corollaire, la société représentée par Verhoeven, affiche subrepticement ses rouages mercantiles. Le monde moderne est dominé par une certaine laideur : matérialiste, avide d’argent, un monde où la culture s’est vendue à l’industrie des jeux vidéos. L’éditrice a changé de voie et l’écrivain raté réfléchit désormais à des scénarios pour gamers. La seule chaîne qui fonctionne vraiment est BFM. L’intérêt pécuniaire dicte les rapports affectifs et les violeurs et leurs victimes se rencontrent dans des magasins bios. La société apparaît dans toute son indécence et son obscénité, tel un viol constant de la beauté. Rien d’étonnant à ce que le viol de l’héroïne trouve son écho dans celui de l’héroïne digitale pénétrée par les tentacules d’un monstre renvoyant tout autant aux créatures lubriques japonaises qu’à Starship Troopers.

Chez Verhoeven l’âme humaine est un tourbillon de pulsions entre refoulé et défoulement. La bestialité est autant féroce que domptée. Elle s’invite jusque dans les relations sociales, aussi distinguées soient-elles. Verhoeven aime à montrer l’être humain dans son versant le plus noir, le plus cruel et le plus ridicule, auquel seule son héroïne échappe… le plus souvent. Le dîner de Noël orchestré par Michèle offre une séquence jubilatoire : vacheries exécutées dans les coulisses de la cuisine mêlées à des politesses de circonstance, provocations de dessous de table servies avec la retenue d’un parfait dressage. Le repas est truffé de paroles acerbes et de trahisons polies, les conversations se délitent dans le poison de l’insolence, sur fond de messe papale. Les piques lancées se matérialisent en se cachant dans les amuse-gueules et les myrtilles s’invitent dans la conversation de manière incongrue.

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Verhoeven n’a pas son pareil pour titiller la respectabilité ; il y plonge sa caméra comme un scalpel. Filmé par Chabrol, auquel le portrait de la jolie bourgeoisie française dont on gratte le vernis fait immanquablement penser, Elle aurait sans doute été une fable jouissive et subversive. Mais Verhoeven n’est pas un moraliste, et pousse plus loin la verve balzacienne du  réalisateur de La Cérémonie : il préfère laisser la comédie humaine dans le trouble, au point de lui injecter des tonalités presque fantastiques. La société ressemble ici à un marais, un liquide croupi dans lequel on distingue plus qu’on ne voit. Si la critique est féroce, n’hésitant pas un seul instant à employer le grotesque ou la caricature, dans la sphère de l’individuel et de l’intime, le cinéaste n’est jamais manichéen.
L’héroïne est vénéneuse, perverse, mais elle laisse aussi parler son désir de femme, sa manière d’affirmer son affranchissement face à un monde dominé par les hommes (fil rouge du cinéaste, que cette idée de combat). Elle dirige son entreprise avec poigne, avec son associée Anna, n’hésitant pas à contredire un employé qui cherche à imposer ses choix techniques. Michèle n’est cependant pas toute phallique, elle est aussi traversée de failles : son passé traumatique la hante et l’empêche de porter plainte quand elle se fait violer ; son benêt de fils et son excentrique de mère n’en font qu’à leur tête sur le chemin des égarements ; quant à son ex-mari, il n’a pas été d’un comportement exemplaire avec elle. Même sa demeure cossue, ouverte à tous les vents, ne la protège pas des assauts de son agresseur. Il n’y a que dans le fantasme que Michèle connaît la toute-puissance : fantasme de mise à mort de son violeur, comme celui d’être la meurtrière de son père, qui croupit en prison. En se frayant un chemin vers le passage à l’acte, Michèle tente de jouir d’une forme de mal qui sourd dans toutes les relations intimes et sociales. Le violeur qui devrait quant à lui être l’incarnation du pire, du Mal, se fragilise, au point d’en devenir attendrissant. Le cinéaste joue avec les archétypes et avec notre propre regard éthique, en imposant une amoralité destabilisante qui provoque le malaise. Mais le droit d’en rire et l’ironie mordante sauvent toujours du sordide et du mortifère.

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Si la cruauté mine les bienséances de la société bourgeoise, elle ne la déborde jamais. La distance en contient les manifestations dans des formes maîtrisées. Le goût de Verhoeven pour un certain expressionnisme élargit encore sa palette esthétique. Sous la perspective classique épurée (demeure bourgeoise, open-space, cimetière ordonné), sourd l’attirance pour un lyrisme proche du roman gothique. Même le fait divers le plus sordide prend le ton du roman noir, ainsi le père psychopathe et tueur d’enfants offrant une curieuse relecture du monstre maudit et du croquemitaine. Verhoeven aime disséminer un mystère presque onirique, laissant le film s’échapper régulièrement de la réalité, en témoigne la séquence de tempête nocturne au souffle quasi-épique. Une scène digne du romantisme noir, à la limite du grotesque – il faut fermer environ une vingtaine de volets qui claquent à tout vent. Le danger et la tension sont encore contenus par un cadrage formel très strict. Le songe est convoqué, mais tenu à distance, par un réalisateur qui cache le Diable dans les détails. Dans une vanité près de la fenêtre, qui  les dénonce tous. Dans un moineau, s’écrasant contre une fenêtre avant d’être croqué par un chat, ou dans une chaudière à la cave qui parodie la descente aux enfers. Et quand surgit, de manière presque fantastique, un cerf majestueux dans le brouillard d’une route de forêt, il est frappé de plein fouet.

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Si c’est le règne de l’enfer et de la tentation, du mensonge et du faux, Verhoeven ne lève jamais le voile. Lorsqu’il semble nous offrir des réponses, c’est pour mieux disséminer de nouvelles interrogations en une énigme infinie. Alors, en explorant l’irrésistible attirance de l’humain pour le précipice, l’interdit et le vide, en s’approchant de sa part la plus occulte, Elle s’introduit par effraction dans notre subconscient.

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