Harry Dean Stanton boit un Bloody Mary dans lequel on a plongé une branche de céleri. Harry Dean Stanton fume. Harry Dean Stanton sourit. L’acteur et le personnage se mêlent dans un film écrit pour lui, la figure mythique de l’artiste modelant le caractère solitaire d’un homme qui doit composer avec sa mort prochaine.

Lucky dépeint une révolte intérieure qui se manifeste d’abord par un refus. Trouvant inadmissible que la fin prochaine vienne gouverner sa vie, le vieil homme continue à vouloir prendre le dessus. Membre d’une communauté isolée, habitant lui même loin de tout et s’imaginant ermite, il prend plaisir à rabrouer celles et ceux qui considèrent qu’il fait partie des leurs. Désirant plus que jamais contrôler son existence et de fait en imposer la légitimité aux autres, Lucky endosse, non sans auto-dérision, la posture d’un vieux grincheux mi-philosophe mi-donneur de leçons.

S’inspirant du caractère et de la vie même de son acteur principal, le scénario de Logan Sparks et Drago Sumonja se garde bien de verser dans le pathos et dépeint des personnages lucides, un brin désabusés, qui savent composer avec les autres. S’étonnant que la serveuse du diner local sache où il habite, refusant d’écouter les conseils du médecins ou de se soustraire aux règles anti-tabac du bar local, Lucky ne veut surtout pas imaginer qu’il compte et participe à la vie de la communauté.

La narration prend la forme d’un collage aux motifs récurrents. Les rituels de Lucky, du lever au coucher en passant par la halte mots croisés au diner, les soirées au bar, les jeux télévisuels, les exercices physiques et les longues marches dans le désert impriment son quotidien d’une régularité qui devrait le soustraire à la mort : puisque sa vie s’organise chaque fois sur vingt-quatre heures, qui oserait en modifier les règles, ou pire, y mettre un terme ?

Récit et mise en scène convoquent une imagerie ancrée dans la culture américaine. La lumière écrasée de soleil, les longues landes désertiques, les lieux de rencontre où les personnages croqués par la patte d’un portraitiste se retrouvent, viennent mettre en valeur la figure d’un vieil homme dont le film dit peu mais que chacun pourrait connaître. Au cœur du dispositif, Harry Dean Stanton trimbale plus de cinquante ans d’histoire du cinéma et à travers elle le mythe d’un pays dont les coins les plus reculés nourrissent la légende.

Incarné par un acteur trouvant ici le second premier rôle de sa carrière, Lucky suscite de fait l’empathie. Et puis, il suffit de voir Harry Dean Stanton prendre son téléphone et raconter un souvenir à un inconnu pour que les images de Paris, Texas se superposent à la scène… Refusant de faire vibrer les cordes de la nostalgie tout en assumant ses résonances, le premier long métrage de l’acteur John Carroll Lynch préfère partager une communicative connivence. À ce titre, la présence au casting de David Lynch (et de sa tortue) ne semble évidemment pas due au hasard.

La mort récente d’Harry Dean Stanton à l’âge de 91 ans modifie nécessairement la perception du film. Mais loin d’en plomber le propos, elle l’éclaire et l’habite encore plus intensément. Dans sa volontaire simplicité, Lucky aborde l’essentiel sans clichés et parvient à bouleverser sans calcul, avec tact et complicité.

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