Elle s’appelle Sozdar et, en gros plan face caméra, nous montre la cicatrice sur son cuir chevelu, qu’elle caresse parfois. Elle préfèrerait l’avoir sur le visage, dit-elle dans un grand sourire. Dans Terre de roses, on l’aura compris, les femmes se soucient peu de leurs rides. Et elles sortent totalement des rôles qui leur sont habituellement dévolus dans les films de guerre : espionne, résistante, prostituée, ou Bunny Girl dans Apocalypse Now. 

La guerre sans les hommes.

Kathryn Bigelow dans Démineurs ou Zero Dark Thirty, Muriel et Delphine Coulin dans Les combattants ont déjà pu dessiner les contours et les horizons d’un cinéma de guerre signé par les femmes : sensitif, débarrassé de ses postures viriles, plus animé par l’empathie que par la quête de l’héroïsme. Réalisé de haute lutte par une femme au milieu de combattantes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) irakien, tout dans Terre des roses relève de la féminité même de son origine : nom poétique du Kurdistan se traduisant par « terre de roses » en français, Gulîstan était également le nom de celle qui gardait la réalisatrice pendant son enfance et qui fut très marquée par son départ pour la guérilla kurde puis par sa mort, en l’an 2000 ; le documentaire nous fait partager le quotidien de ces femmes aussi proches de leur corps que de leurs armes et de la nature sauvage où elles ont choisi de vivre, loin des hommes, de la famille et de la société.

D’origine kurde, la réalisatrice Zaynê Akyol est née en Turquie et réside à Montréal depuis sa petite enfance. L’évidente complicité qui s’est nouée entre elle et les guerrières fait baigner le film dans ce qui est peut-être sa principale qualité, une intimité sororale heureuse et rare, qui esquisse ce que serait un monde loin des hommes, visibles uniquement à l’aide d’une paire de jumelles, comme ceux de Daech qui sont ici épiés, surveillés jour et nuit, combattus.

Philosophie en action.

« Chaque femme laissée à la merci de l’homme est condamnée à l’esclavage ». Ici, féminisme et marxisme s’unissent dans une philosophie d’airain, forgée par les âpres leçons de la vie en société – on ne connaît pas de femme heureuse dans le mariage – et celles apprises avec Daech – toute femme peut devenir un butin de guerre, se faire violer avant d’être vendue. Une combattante raconte : quarante femmes se sont ainsi jetées d’une falaise pour échapper à leur sort. Petit à petit, il apparaît clairement que le véritable ennemi de ces femmes pétries d’idéal de liberté est l’oppression, toute forme d’oppression. Celle de Daech, des Turcs, des Iraniens et du dictateur syrien, celle d’un capitalisme qui asservit, celle des hommes. Aucun didactisme cependant dans Terre des roses qui évite savamment le piège du manifeste pour nous délivrer un portrait de groupe vivant et souriant. Esthétique aussi, dans cette douce lumière sous-exposée qui drape tout de son velours bleuté.

La beauté libre et sereine que dégage chacune des combattantes, qui portent si naturellement leur treillis et leur Kalachnikov en bandoulière, peut faire émerger un doute : s’agit-il d’actrices ? Le dossier presse du film a vite fait de nous ramener à une plus dure réalité : Sozdar est tireuse d’élite, toutes sont aguerries au combat et au maniement des armes, et « ont échangé une vie contre une autre » pour le PKK. L’accord de ce dernier a été nécessaire (et difficile à obtenir) pour le tournage uniquement assuré par la réalisatrice, le preneur de son et le directeur photo dans des conditions souvent extrêmes, obligeant à dormir à même le sol, à vivre au milieu de la forêt, sans électricité autre que celle des génératrices fournies par le PKK avec des câbles de 25 m, et à dérusher la nuit pendant deux mois sous des couvertures afin d’éviter que la lumière ne les fasse repérer par l’aviation.

La guerre peut-elle être un humanisme ?

Ce qui différencie peut-être fondamentalement ces guerrières d’un modèle masculin est qu’elles ne se battent pas contre, mais pour. Pour faire exister ce peuple kurde sans Etat de 38 millions d’habitants (le plus grand peuple sans pays), pour les autres femmes, pour l’avènement d’une société démocratique, non-capitaliste, multi-ethnique et multiconfessionnelle.

Ainsi les armes sont-elles pour elles « un dernier recours » et le film lui-même ne montre aucune scène de combat. Un choix qui ne révèle évidemment pas la réalité du PKK sur le terrain : si ce dernier compte environ 20 000 combattants, dont 40% de femmes, il mène une guérilla constante avec la Turquie depuis 1984.

En plaçant la liberté et la dignité de la femme et de la personne humaine au-dessus de toute autre valeur, en ne reconnaissant la guerre que comme ultime solution, les femmes de Terre des roses nous transmettent un étrange message. Leur sagesse, leur idéal, leur discipline semblent dessiner un humanisme d’exil et de combat, et ses valeurs semblent porter le film tout entier, jusque dans ces moments d’intimité partagée où elles se lavent réciproquement les cheveux avec de l’eau et des orties. Humanisme, humanité.

Il en résulte une œuvre d’une grande authenticité, dont les visages nous habitent bien après la projection en salles qui débute évidemment le 8 mars, journée internationale des droits de la femme.

Scénario et réalisation ZAYNÊ AKYOL. Avec SOZDAR CUDÎ, ROJEN BÊRÎTAN, NUPELDA HEREKOL. Image ETIENNE ROUSSY. Prise de son VINCENT LAROCHE-GAGNON, ADEL TON. Conception sonore OLIVIER CALVERT. Montage MATHIEU BOUCHARD-MALO. 
Musique CHRISTOPHE LAMARCHE-LEDOUX. Produit par SARAH MANNERING, FANNY DREW, YANICK LÉTOURNEAU, MEHMET AKTAŞ, NATHALIE CLOUTIER (ONF), DENIS McCREADY (ONF). Une production PÉRIPHÉRIA. En coproduction avec mîtosfilm et l’Office national du film du Canada. 2016. Couleur. Durée : 86 min. [contact-form][contact-field label=’Nom’ type=’name’ required=’1’/][contact-field label=’E-mail’ type=’email’ required=’1’/][contact-field label=’Site Web’ type=’url’/][contact-field label=’Commentaire’ type=’textarea’ required=’1’/][/contact-form] 

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