Benjamin Crotty – « Fort Buchanan » (2014)

Un travelling avant chaotique sur un chemin enneigé nous largue aux portes mystérieuses du Fort Buchanan. Rien, absolument rien ne nous préparait au drôle de récit choral qui va suivre. Comme entrée en matière, Benjamin Crotty choisit le coup de poing énergique et à contre-temps de la jeune Roxy dans l’œil de son père, victime auto-désignée mais plus tellement consentante. Une situation improbable traitée en quelques plans, sans fioritures mais à bonne distance, qui excitent dès l’entame notre curiosité éveillée par un courant d’air vivifiant. Une introduction dégenrée et hors norme pour nous faire pénétrer dans l’univers singulièrement fantasmé des conjoints d’officiers qui vivent retranchés dans leur monde clos ( mais ouvert sur la terre nourricière, à la manière des communautés survivalistes ), entre attente interminable, phases d’approches et pulsions altruistes. Roger Sherwood est bien le père de Roxy, mais aussi le mari de Frank qui a hélas lui, épousé Djibouti ainsi que le ressasse Roger. Unique indice qui nous relie à la France – par delà le Beau travail de Claire Denis, en négatif – tant dialogues et thématiques sonnent profondément américains. C’est que Benjamin Crotty a grandi aux Etats-Unis, non loin d’une de ces bases dont il nous conte en mode burlesque, parfois tragique, les secrets militaires les plus croustillants, dignes du meilleur soap : le consensus sur l’infidélité inévitable ( Mati Diop qui s’énerve : « si c’est pour mon pays, jusqu’à la mort! Mais… la fidélité, c’est irréaliste ! » ), les petits noms que les femmes donnent à leur vagin pour tromper leur ennui, les rituels conjugaux ( « je lui ai rendu tous les honneurs militaires, les cent un coups de canon ») ou autres initiations au triolisme de compétition.

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Rapidement, ce qui se dessine c’est un monde à part mais connecté avec le présent, les cycles saisonniers et la nature environnante, autrement plus que ces soldats en opération qui font du cerf volant ou du BMX dans les dunes. Une terre elle aussi, vivante et suintante et dont l’immobilisme ne serait qu’extérieur, craquant sous les notes cristallines de Ragnar Arni Agustsson. Le montage fige l’image en cours comme le gel la forêt, chromo d’une vie qui s’étiole doucement. Une existence potagère en lisière, où on joue avec les marcassins et mange son saucisson en refrénant sa libido… Le décalage est donc avant tout spatial. Un pays indéterminé dans la première partie, à l’image de ces excroissances militaires qui poussent un peu n’importe où sur la planète, pas de façon aléatoires, mais délibérément, excessivement à part. Non pas que le film tienne du huis-clos claustrophobe et psychotique façon Lanthimos, mais plutôt d’un ailleurs généreux, hors du temps et de la vie concrète, avec ses femmes alanguies dans les poses orientalistes d’un bordel de campagne au repos et ses pique-niques sur l’herbe. Même lorsqu’en arrière-plan, la jeunesse de Roxy enflamme le décor, attrait qui n’est qu’enfumage face à l’inéluctable. L’intrusion tardive d’un flash télévisé fait à la fois basculer le récit, entrant dans sa troisième et ultime partie, la géographie – le logo de France 2 est presque une agression dans cette dolce vita, quand le visage de Pujadas garde l’aspect poussiéreux d’un meuble familier – et le temps, nous projetant dans un futur probable où la chair à canon ne peut plus rivaliser avec un drone, soldatesque obsolète vouée à la casse.

L’autre décalage est linguistique. La musicalité des dialogues entre en porte à faux avec le jeu atone, sobre mais vrai, qui convoque le cinéma d’auteur de Bresson à Eugène Green, en passant par Rohmer dont Crotty reprend son dernier premier rôle ( Andy Gillet vu dans Les amours d’Astrée et de Céladon ). Mais plus que l’auteur des Contes moraux et des Comédies et proverbes, on pensera au ludisme d’un de ses épigones impertinents, ce Melvil Poupaud réalisateur par exemple. Comparaison vague, tant il y a en plus ici la volonté de travailler le dialogue comme une matière à part entière, jouant de toute la gamme que permet la diction : une annone la bouche pleine, certains marmonnent ou chuchotent des paroles qui se dérobent. Pour convertir l’hétérogénéité en décalage, Crotty procède à l’importation d’un large pan de la culture populaire et télévisuelle américaine. Hors de leur contexte sériel, et surtout traduites dans cette autre langue adoptée par l’auteur, installé en France en 2003, ces répliques émouvantes, délirantes, sincères et tous les mots qui composent ses dialogues, prennent leur envol dans une nouvelle configuration. « La transposition d’une situation narrative américaine dans un contexte esthétique français crée je crois une certaine tension au sein du film » selon l’auteur. D’où un discours d’enterrement surprenant, le personnage étant finalement moins lui-même qu’une partie d’un tout. Une greffe audacieuse qui sied bien à cet art de la césure que pratique le jeune cinéaste passé par Le Fresnoy, l’art contemporain, les installations vidéos et autres performances ( souvent avec son complice Gabriel Abrantes, découvert en salles avec Pan pleure pas ). Il y a aussi dans ses raccords une fougue et un lyrisme qui ne sont pas sans évoquer le meilleur d’un Xavier Dolan, mais qui paraîtrait bien classique, presque mièvre, face à l’ingénuité corrosive déployée par Crotty. S’ils sont accordés sur leur utilisation enthousiaste et entière de la musique pop, Benjamin Crotty accentue lui le décalage, mixant l’électro et les violons, ou faisant exploser le tempo, pour provoquer une déflagration de l’instant et agiter les particules. Naît ici un certain vague à l’âme qui colle à ce sentiment d’exil permanent, pour le moins persistant.

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L’exploration des journaux intimes de cet univers assez féminin laisse deviner une richesse inédite, tant sur le plan humain ( l’intime, la sensualité, le sentiment, le langage des corps ) qu’architectural. Crotty plante son action dans les décors imaginés par Matali Crasset. Des éco-cabines construites en Tunisie ou dans la Meuse, que la designer définit comme des « Scénarios de vie », « des solutions provisoires à des problèmes immédiats » selon le réalisateur séduit par leur concept centré sur l’autosuffisance. Un plan vertigineux semble alors tout droit sorti des illustrations d’Escher et exprime le vide de ces existences. Comme un lointain écho à cette séquence de voyage en simulateur au dessus du désert sans fin. Pourtant, des plans qui sont autant de brèches dans ce réel improbable, portent en eux l’immersion dans la totalité du monde. Deux corps qui dépassent à peine de l’herbe, réfugiés dans une profonde contemplation. Trévor qui grimpe à un arbre longiligne comme un cordon, menaçant toujours de rompre. La chambre de princesse de Roxy ou le ciel étoilé qui deviendra numérique, le vent qui agite les palmiers sur le bleu de la nuit. L’obscurité encore, qui vient caresser la ligne ondulante de Mati Diop… Crotty transmute alors les images en 16 mm  de Michaël Carpron en quelque chose de jamais vu. Aussi, quand il fond le firmament sur un hélicoptère en mouvement sur l’écran de contrôle, s’attarde sur les corps bouillants d’un dance floor de caserne ou remonte le temps jusqu’à des images verdâtres nostalgiques, qui n’ont plus rien à voir avec les vues nocturnes accompagnant la chasse meurtrière de Zero dark thirty, on accueille avec joie des situations qui dérapent vers autant de destinations inconnues. Mais si le film nous emporte si loin, c’est moins par des divagations d’hurluberlu égaré que gagnés, grâce à sa rigueur souterraine, par l’émotion qui affleure sous les caresses des femmes, dans les yeux tristes de la Mona Lisa Roger, avant que d’être terrassés, impuissants devant le syndrome post traumatique qui dévore l’âme de Trevor.

Avec autant d’expérimentations, tout ne jaillit pas au même régime. De belles idées, l’échographie qui vient contrebalancer la mort d’un monde où les guerres que nous menons s’avèrent désormais trop complexes, n’atteignent pas la maturité et laissent poindre l’artifice. De même que ces filles délurées aux tenues échancrées exhalent un parfum tenace d’adulescence, la conceptualisation voulue par le cinéaste reste -tant mieux! – à l’état d’esquisse, le ton parvenant à relier in extremis tous les points de cette nébuleuse en gelée, en un ensemble homogène. Si « le sexe n’est pas la seule manière d’être proche de quelqu’un », le désir n’est pas toujours ce qui nous en rapproche. La chute interrompt alors brutalement un film très-trop ?-court, basé sur une série fractale, portraits éclatés de vies brisées, car affectées de force à un ailleurs étranger. Loin des contingences d’époque, du virilisme outrancier ou de la fascination morbide pour les corvées de chiottes, Fort Buchanan vient d’infiltrer le corps d’armée comme un virus amoureux. Son alchimie particulière impose une dialectique nouvelle et lance en orbite un auteur hybride, ambitieux et gourmand, dans la galaxie lointaine des atypiques qui gravitent autour du solaire Guiraudie.

 

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Sortie le 3 juin 2015

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A propos de Pierre Audebert

2 comments

  1. hauch

    qui peut me donner tous les noms des musiques additionnelles du film fort bachanan : été surtout la scene de la soirée ou tout le monde danse

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