Alexeï Guerman – « Il est difficile d’être un dieu »

Projet démesuré d’un auteur démiurge qui y aura finalement laissé sa peau et celle de son cinéma, Il est difficile d’être un dieu vomit son monde trop gigantesque sur les genoux d’un spectateur éprouvé par plusieurs heures d’une expérience cinématographique aussi intense qu’absurde. Naissance d’un « film monstre » définitivement unique.

« Et ils finirent dévorés »… Ses 15 ans de gestation auront finalement coûté la vie à son chef opérateur et à son réalisateur. Il est difficile d’être un dieu est déjà un monstre : un film définitivement lié à ses géniteurs, l’ultime rejeton d’un cinéaste aventurier animé des projets les plus fous, pourfendeur de la frontière entre fiction et réalité au risque du naufrage de soi, livré au cinéma jusqu’à ce que mort s’en suive, son dernier souffle en ligne de mire. Rarement film aura autant été habité d’une vie confrontée au risque permanent, sur la brèche jusqu’à devenir testamentaire, dans la droite lignée d’un auteur comme Werner Herzog ou d’une œuvre totale comme Apocalypse now. Peu d’œuvres auront donc autant charrié les rumeurs les plus folles et imprimé sur pellicule avec autant de force une démence que rien ne semble arrêter, qui s’empare de tous, devant comme derrière la caméra. Tel Cronos, Il est difficile d’être un dieu est un film donc titanesque qui aurait dévoré ses parents.

Il aura fallu donc un peu de temps pour aimer ce monstre, laisser infuser sa terrible impression, dépasser le mythe de sa gestation déjà légendaire – ce qui tombe à point nommé pour un Dieu – et oublier cette aura particulière qui transforme souvent les films en fétiche aveuglant. Si Il est difficile d’être un Dieu est un film fascinant et démesuré, est-il pour autant un grand film ?

Inspiré d’un classique de la science-fiction des frères Strougatski, Il est difficile d’être un dieu prend rapidement ses distances avec le hiératisme hypnotique qu’Andreï Tarkovski avait brillament imposé à la science-fiction russe avec les inaltérables Solaris et Stalker. Alexeï Guerman privilégie la densité à l’errance : à contrario des espaces vides tarkovskiens, son monde confine, contraint et étouffe jusqu’à vomir son trop plein sur un spectateur qui ne sera pas aspiré et happé mais étouffé et écrasé. Le quatrième mur explose littéralement sous la pression des fumerolles de vapeur, sous le poids de la boue et de la pluie qui se déversent, sous la densité de corps monstrueux perpétuellement en lutte avec les limites d’un cadre qui trouve mal sa raison d’exister. Si, comme à l’habitude dans la science-fiction russe, des puissances invisibles sont toujours en jeu, elles sont telluriques et non évanescentes, imposent une caméra rivée au sol qui se vautre dans la fange, qui sombre dans la matière à défaut d’explorer des espaces vides à la clarté souvent éblouissante.

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Le cinéma lui-même ne semble pas à sa place face au gigantisme d’un univers dont il ne peut que transmettre une vision parcellaire. Bien qu’il se faufile et parfois s’impose, il y a toujours un geste, un regard, un décor qui le renvoie définitivement au statut d’être indésiré et intrusif, presque violeur. Le pouvoir du cinéma de créer des mondes est contesté : ici, il ne peut en être qu’un maigre témoin, un incapable dans une situation inconfortable. Mis en situation d’échec, tout le dépasse : dans le temps – il y a un avant, il y aura un après – et dans l’espace – impossible de saisir une totalité. Ce monde lui survivra. Largement.
Pour le spectateur, plongé plusieurs heures dans la crasse et le sang, c’est une expérience éprouvante : une lente noyade sous la putréfaction, cette sensation de s’arc-bouter de plus en plus face au poids d’un monde qui vient déverser son trop plein dans une salle qui semble elle-même trop petite pour le contenir. Du liquide au solide, c’est la matière tout entière, sous toutes ses formes, qui se répand.

Il est difficile d’être un dieu semble dès lors animé d’un matérialisme puissamment incarné et totalitaire qui donne au titre de l’œuvre tout son sens.
Il est difficile d’être un dieu est le terrible constat d’un cinéaste démiurge déboulonné par un monde trop grand pour lui et dont la pratique artistique cristallise l’échec. Il est difficile d’être un dieu pour ces quelques scientifiques qui s’imaginaient tenir le destin de ce monde entre leurs mains. Il est difficile d’être un dieu pour un spectateur trop habitué à jouir d’un monde dont il dispose, confortablement engoncé dans son fauteuil de cinéma.
Il aura fallu cette expérience des limites, celles de l’image et comme celles du spectateur , pour tous nous renvoyer à une réalité bien plus prégnante : nous ne sommes finalement que de petits êtres limités dans des mondes gigantesques.
Nous sommes dépassés. C’est à la fois fascinant et terrifiant.
« Ainsi filmait Alexeï Guerman ».

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A propos de Benjamin Cocquenet

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