Andras Kovacs – « Jours glacés » (1966), la reconstruction de la mémoire

La mémoire est un monument plus solide que la pierre1

Un des plus beaux films de la collection se déploie pourtant à l’opposé des projets modernistes de Kosa et Jancso. Pourtant lui aussi puise dans le questionnement permanent du passé par le présent ( déguisé ), l’humanisme nécessaire pour construire un monde différent.

Andras Kovacs appartient lui à la génération précédente et est connu pour la solidité et la construction didactique de ses scénarii. Il a en outre dirigé le service de lecture scénaristique dans les années 50 et a donc survécu à plusieurs époques difficiles. Sa filmographie explore d’habitude les années staliniennes. La mémoire congelée dont il est question est plutôt celle de la seconde guerre mondiale, précisément dans l’application meurtrière des directives nazies par l’armée hongroise. L’occupation d’Ujvidek ( nom de l’actuelle ville de Novi Sad ) a lieu dès 1941, à partir de l’annexion des territoires serbes par les hongrois. Ce sera le théâtre d’un massacre sanglant connu sous le nom serbe de Racija ( « raid » ) entre le 21 et le 23 janvier 1942. Un fait revenu sur le devant de la scène internationale avec les efforts du centre Simon Wiesenthal 2 pour faire condamner en 2006, Sandor Kepiro, un officier de gendarmerie qui avait fui en Argentine à la fin de la guerre, suite à sa condamnation par contumace à dix ans de prison et qui est rentré au pays en 1996. Son cas illustre parfaitement la culpabilité morale de tous les hongrois d’Ujvidek.

La fiction documentée de Kovacs raconte donc l’histoire de certains accusés, moins chanceux et incarcérés en 1946, dans l’attente d’un jugement. Quatre hommes parmi les treize officiers et sous-officiers des forces armées ou paramilitaires qui prirent part à l’extermination massive de 3 309 personnes, dont les corps furent jetés sous les glaces des eaux du Danube. Aujourd’hui, le nombre de ces victimes, exécutées froidement et méthodiquement, varierait plutôt de 1000 à 1400 (les affirmations d’Ana Frankel du centre Wiesenthal qui parle de 4000 morts durant son réquisitoire contre Kepiro en 2011, n’ont jamais été confirmées par le centre lui-même ), la majorité étant juive pour un tiers de serbes. Par contre, 3000 juifs d’Ujvidek ont trouvé la mort durant la guerre, les derniers étant déportés à Auschwitz durant l’occupation allemande 3. S’il y a chez Kovacs accommodation avec l’Histoire, on ne peut dire si c’est à des fins politiques ou simplement par défaut de documents exacts. Ne fait-il pas dire à l’un des présumés coupables « On ne peut pas le vérifier » ? Ainsi est coupée l’herbe sous le pied des négationnistes de tout poil, réfugiés dans un comptage morbide sans fin, mais qui tend toujours vers cette triste finalité : refuser l’insoutenable, l’impensable vérité.

Le film restitue le climat de chaos de ces jours sombres, où par – 27°c, on raflait hommes, femmes et enfants pour les trier, en expédiant la plupart vers la mort. Hors, dans le scénario de Kovacs, il est avant tout question de représailles contre des partisans serbes, les autorités en profitant pour éliminer au passage « quelques » juifs, afin de s’attirer les faveurs des allemands. Prétexte effectivement historique ou récupération par le régime communiste, cette révision de l’histoire n’enlève rien à l’impact du message délivré par Jours glacés, dont la portée philosophique de l’œuvre dépasse le cas d’étude.

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Il y a d’abord une volonté sincère de s’attaquer à la respectabilité nationale, au risque de ternir l’image de la Hongrie au sein des nations, ainsi qu’il lui sera reproché. La reconstitution de ce génocide par des voies parfois intimistes, vaut pour bien d’autres exactions à l’échelle de l’Histoire humaine et de la planète. Par l’étendue de son introspection et de son enquête, Kovacs prouve qu’on ne saurait comprendre la complexité d’un tel phénomène et l’enchaînement inéluctablement dramatique des faits, en s’en tenant au seul point de vue des victimes, ainsi que l’on fait de nombreux films, limités à la seule force du témoignage ( souvent poignants comme Le pianiste de Polanski et bien d’autres). Le focus est donc mis sur les bourreaux, car le but est ici d’interroger la responsabilité collective, pour amener à une prise de conscience individuelle. Ainsi, le spectateur va s’identifier très progressivement aux personnages et à découvrir en même temps qu’eux, l’ampleur des exactions dans des tableaux partiels, qui suggèrent plus qu’ils ne le montrent, le massacre final.

Le système narratif n’est pas novateur. Comme de nombreux chefs d’œuvre des années 50 ( chez Kurosawa notamment ), il privilégie une alternance des points de vue par un système de flashes back, qui éclairent la scène du drame à la manière d’une toile impressionniste. Deux arènes : le dénuement d’une cellule de prison, occupée par quatre hommes, dans une sobriété voisine des Sans-espoirs de Jancso, et une cartographie d’Ujvidek durant la rafle, organisée autour d’un effet d’entonnoir vers le Danube, cette béance de la mémoire nationale.
La force universelle du propos de Kovacs réside dans son parti pris d’écriture. La réaction à la barbarie n’est pas dans l’affirmation idéologique mais dans la problématique. Aucune prise de conscience sans le questionnement de tout un chacun. Les révélations des protagonistes, au fur et à mesure qu’ils se racontent et ce, dans toute leur humanité, reconstituent une fausse énigme, à la manière d’une enquête de police ( un officier recherche sa femme disparue pendant les événements ), non sans ironie, puisque c’est aussi la gendarmerie qui est en cause ici. Par ailleurs, on est presque dans un film de procès, mais sans tribunal, où les quatre militaires sont à la fois juges et parties.

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Par défaut, Kovacs affirme donc que tout nationalisme naît de la dénégation, de cette capacité d’un pays à niveler les plaies et les bosses, pour se serrer les coudes en fermant les yeux et en continuant à avancer malgré tout. Kovacs restitue le parcours d’une communauté que la nation aurait voulu oublier, mais en injectant du lien personnel à certains déportés, introduisant comme un antidote, le sort des victimes dans l’esprit d’un des persécuteurs. Il sait aussi maintenir une tension vive et écrit les scènes en crescendo : angoisse de savoir si la rafle est passée ou non, incurie des ordres contradictoires et divergences dans le commandement, scène de tri insupportable, car vue par le regard d’une civile « complice », errance nocturne d’une patrouille transformée en soudards à la recherche d’alcool. Kovacs réduit ici à un carré symbolique, une situation qui d’après les témoignages était généralisée : les soldats et gendarmes hongrois étaient majoritairement saouls, ainsi que l’ont décrit plusieurs rescapés. Mais il parvient à décrire cette ville et plus encore l’état de guerre ( ainsi que l’a réussi de façon extraordinaire Godard dans Les carabiniers). Effrayant, arbitraire, absurde. Une zone de non droit.

Il esquisse à peine la scène où les principaux organisateurs ont élaboré ce génocide 4, préférant interpeller ces quelques maillons de la chaîne de mort qui les relie au Danube, n’ayant pour seule excuse que d’avoir été hongrois. Eux, ces corps étrangers, avaient en charge la recherche de l’ennemi intérieur, que d’aucun n’aurait été capable de désigner, comme le prouve la scène tragique de la gare. Leur crime : ne pas s’être opposé à l’inéluctable, à une folie décidée en haut lieu par quelques-uns mais réalisée grâce au consentement passif de tous.

Et en bout de parcours, c’est la « barrière du corps qui tombe » 4 et le moment fatal où le récit se boucle, quand l’air bovin du caporal s’illumine presque pour décrire le derrière magnifique d’une victime, qui n’est plus pour eux comme pour nous une anonyme, mais un être humain avec son visage, son nom, sa famille, un passé et pour le pire, un itinéraire dans cette ville enneigée.

Quand les bourreaux en attente du procès ne font que rejeter sur d’autres leur propre responsabilité, quelles que soient leurs origines sociales ou leurs grades, ils confirment la distinction que fait Schmitt entre le politique et l’étatique. Dans le huis clos d’Ujvidek, l’entité hongroise trouve alors « ce degré d’intensité d’une unité » qui est seulement « puissance conflictuelle » 5. A la sauvagerie des uns répond l’indifférence, l’obéissance aveugle ou la résignation des autres. Kovacs, par la richesse de ses personnages et par l’exploration des racines du mal, nous force à plonger dans un trou glacé, image liminaire entêtante, qui n’était d’abord que cette forme nébuleuse et abstraite.

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« Que signifie être révolutionnaire dans un système où les forces révolutionnaires sont au pouvoir ? Voilà ce qui m’intéresse » 6. Andras Kovacs ne réussit pas à nous sidérer par la précision de la reconstitution historique mais par la rage contenue de ce réquisitoire. Il dénonce autant les héros de guerre qui s’avèrent être de fieffés salauds zélés, que leur hiérarchie lors de cette justification désespérante du fouet par le Major, qu’il conçoit comme seule réponse possible à l’animalité de l’homme. Et le simple sous off, l’exécutant des basses œuvres du commandant Feketehalmy-Czeydner ( responsable historique du massacre ), n’obtiendra lui non plus aucune indulgence de classe.

La mise en scène trouve la forme adéquate à ces affrontements moraux. Des plans composés, parfois bergmaniens, comme cet hydre exprimant deux point de vue opposés dans un même corps ( d’armée ), mais aussi des panoramiques à l’épaule, vifs et discrets, qui dynamisent toutes les scènes en cellule, renvoyant une vision contre une autre. En étant toujours le contraire du plan flou initial : à hauteur d’homme. Comme ce mouvement d’horloge où la caméra rythme et accompagne les allées et venues du détenu d’un mur à l’autre.

Ainsi la vision des bourreaux prévaut sur les faits, pour mieux nous assassiner dans cette dernière séquence. Même si Kovacs fait le meilleur usage du hors champ, bêtise et brutalité se relaient pour exterminer cette foule résignée. Un froid mortuaire souffle alors sur cette vertu nationale, la patience, dévoilant le spectacle autrement moins glorieux d’une abominable collaboration. Pas avec la sécheresse du moraliste, ni dans un esprit vengeur, mais fort de la nécessité d’une thérapie salvatrice, qui demande aux siens de faire face à leur Histoire, afin de reconstruire une communauté plus unie et plus juste.

 

1 : Devise inscrite sur le mémorial de Novi Sad
2 : New York Times, Le rôle de la Hongrie est mis en évidence dans les atrocités de 1942, Nicholas Wood et Ivana Sekularac
3 : Encyclopaedia judaica, 2008
4 : Ninon Grangé, « Les génocides et l’état de guerre », Astérion, 03 avril 2009, ENS Lyon, URL : http://asterion.revues.org/1511
« les pratiques génocidaires seraient une réification du politique, une concrétisation absurde, une dialectique destructrice entre littéralité du discours politique et métaphore de l’Etat »
5 : C. Schmitt, La notion de politique, Calmann–Lévy, 1972
6 : Andras Kovacs, in Etudes cinématographiques n° 73 / 77, novembre 1969

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