Joe Wright – « Anna Karenine » [Archives]

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Rétablissons la vérité sur Joe Wright, considéré longtemps comme un avatar de l’académisme british, du film à costumes soigné et sans saveur, et, osons le dire, d’un cinéma pour grandes jeunes filles en mal de beaux sentiments et d’adaptations de Jane Austen. La faute sans doute à des campagnes d’affichage d’une banalité sans nom, laissant présager un cinéma sage, plaisant et sans surprise, une sorte de James Ivory du pauvre. Deuxième handicap – qu’Anna Karenine, ne contribuera pas à démentir – ses collaborations à répétitions avec Keira Knightley l’ont apparenté au cinéaste dédié à une actrice qui peine depuis des années à démontrer ses vrais talents, même si son jeu s’est nettement amélioré, en particulier grâce à Cronenberg. Il faudra donc dépasser ces inductions en erreur et cette publicité mensongère pour apprécier à sa juste valeur l’un des plus passionnants cinéastes britanniques en activité. Formellement soufflant, Atonement (retitré « Reviens-moi » en français, encore une belle manière de ruiner un film) était en outre une impressionnante et dérangeante adaptation de Ian Mc Ewan, dissimulant à peine ses senteurs maladives et sa perversité sous son élégance et la propreté de ses robes. On savourera encore longtemps ce vertigineux plan séquence lors de la prise de Dunkerque digne du Cuaron des Fils de L’homme, parvenant à retranscrire cet abime, cette atmosphère de chaos, de glissement de la réalité. Même Orgueil et préjugés était loin d’être fade, bien plus intéressant dans sa manière de resserrer l’intrigue et son travail sur le rythme et le découpage que la (trop) fidèle et sympathique vision de la BBC. C’est sans doute le thriller en forme de conte de fée morbide Hanna, qui trahit le plus la tentation croissante du cinéaste à expérimenter. Portée par les comptines électro et abstraites des Chemical Brothers, Hanna entrainait jusque dans un parc d’attractions désaffecté de Berlin pour y prendre la vie de la méchante sorcière, tueuse et mère de substitution, y perdre son innocence – et un peu de son sang. L’archétype du film de traque et de vengeance donnait naissance à une fable initiatique, métaphorisant l’entrée d’une adolescente dans l’âge adulte et la découverte du monde, en entremêlant références à Grimm et structure du conte à la violence du monde réel.

Anna Karenine pousse plus loin encore le dispositif formel. Que ceux qui recherchent grands sentiments et élans d’émotion intense passent leur chemin ; le cinéaste observe plus les sentiments qu’il invite à les ressentir ; l’empathie ne l’intéresse pas. Il alterne mise en scène théâtrale et intrigue en live, pour mieux traduire la manière dont la société étouffe l’intimité et réduit les individus à des figures mettant en scène leur vie comme sur des planches, contraints de travestir leur « moi », de le dissimuler. Anna, son mari, son amant évoluent alternativement dans leur vie ou on stage, au risque de perturber un spectateur peu habitué à cette distanciation.

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Il se peut que le rideau rouge s’ouvre sur une rue enneigée ou au contraire qu’une calèche s’arrête sur une estrade face au public. C’est à un jeu de correspondances formelles, de chausse trappes qui nous fait passer d’un décor à un autre, de l’acteur au héros, que nous convie le cinéaste, mettant ainsi à nu les rouages de son propre cinéma, s’interrogeant à la fois sur la structure narrative, le montage et les percées sonores. Lorsqu’Anna ouvre un rideau de son appartement c’est pour se retrouver à l’intérieur d’un train, le choc étant décuplé par un vacarme puissant comme un cri. Anna Karenine ressemble à un long couloir, chaque porte étant susceptible d’ouvrir sur un univers, un lieu, un Art différent. L’existence est une scène, soit, Wright enverra donc ses héros dans des coulisses – au sens propre – pour représenter symboliquement la rue et les maisons pauvres. Ce choix de traduction métaphorique du réel (le peuple en coulisse, l’aristocratie sur scène) par des effets de mise en abime, donne l’occasion à Wright d’être à l’unisson de l’adaptation que fait Tom Stoppard du roman de Tolstoï, plus soucieux des enjeux politiques, sociaux de l’œuvre et des rapports de classe que des tourments amoureux des privilégiés. Nous ne sommes pas loin de Greenaway dans cette recherche formelle et plastique, cette imbrication qui mêle les réalités et jongle de l’une à l’autre. Théorique et peu psychologique, plus qu’une véritable adaptation du roman, Anna Karenine questionne l’idée même d’adaptation, devenant plus une œuvre sur la littérature et la création artistique, sur l’interaction du fond et de la forme. On pourra rejeter cette emprise conceptuelle systématique, la trouver lassante et emphatique, ou au contraire, ne cesser d’être galvanisé, jusqu’au vertige par son radicalisme. Visuellement le film est somptueux, plongé dans les fastes et les couleurs, et son jeu de lumières et de clairs obscurs. Anna traverse les couloirs, des rayons bleutés à l’obscurité, et nous sommes éblouis avec elle. Son rythme très musical, ses personnages qui se meuvent dans des mouvements chorégraphiés, l’apparentent parfois à une vaste pantomime, un enchevêtrement enivrant des corps.

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L’appréhension d’Anna Karenine implique une forme d’accord tacite avec son spectateur, celui d’accepter d’emblée de se prendre au jeu. Certes, par cette démarche, le film s’avère assez froid, ne libérant que rarement les soubresauts du cœur, mais c’est pour mieux traduire l’écrasement et l’aliénation des conventions. La douleur est bien là et Joe Wright traduit fidèlement les labyrinthes de l’âme russe, entre les méandres intérieurs et l’individu collectif, au point qu’on s’étonne parfois de les entendre parler anglais. C’est Jude Law qui tire le plus son épingle du jeu, magnifique Alexis Karenine tiraillé entre son amour et sa place sociale à maintenir, coincé entre son raisonnement et ses apparences. Bien que n’éliminant pas intégralement ses tics et mimiques, Keira Knightley s’affirme comme une Anna Karenine convaincante, figure de cire tentant éperdument de s’échapper du musée par l’adultère et se heurtant à toutes les barrières de façon suicidaire, dépassée par sa propre nature. Dans un monde qui dénie à la femme le droit de s’extraire de sa condition, et pour lequel toute tentative de libération est synonyme de scandale et de perte, cette poupée en costume, belle à se taire, se perd dans ses fantasmes et se désarticule. Elle se libère de ses gestes codés telle une automate en plein dysfonctionnement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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