Le second long métrage de fiction de la cinéaste ukrainienne Eva Neymann est un drame désarmant, triste et fort, qui confronte un enfant de huit ans à la mort de sa mère et à la réalité effroyable de la guerre…
La Maison à la Tourelle est en même temps un film magnifiquement soigné et mis en scène, d’une grande beauté formelle. La texture de son noir et blanc, une riche palette presque infinie, s’attache à rendre sans cesse plus présent, le monde crépusculaire et exsangue qui entoure cet enfant éblouissant.
La Maison à la Tourelle est infiniment triste aussi, parce qu’il restera le dernier film de Katerina Golubeva
 
L’histoire que raconte Eva neymann est inspirée du roman autobiographique de Friedrich Gorenstein. Cet auteur a publié de nombreux ouvrages sur les grands thèmes liés à sa contemporanéité. Sur la guerre d’abord, qu’il a connu enfant, et dont les souvenirs ineffaçables marquent profondément son œuvre ; sur les conséquences de celle-ci sur sa propre vie, la perte de son frère et de ses parents ; sur sa judéité et l’antisémitisme qu’elle génère ; sur le regard accru qu’il a appris à porter sur autrui et sur le monde qui l’entoure ; sur son engagement enfin, contre le régime soviétique qui l’obligera à s’exiler et à finir ses jours à Berlin.
Comme une résurgence d’un certain cinéma soviétique, dit « du dégel », après la mort de Staline, La Maison à la Tourelle, bien qu’ukrainien, possède aussi une sorte d’âme et de beauté russe. Ça n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si Eva Neymann pour rester le plus fidèle à Gorenstein voulait à tout prix tourner en russe. Ce film appartient au cinéma monde et universel, avec ses allers et retours vers d’autres cinémas mythiques, sa force poétique, sa densité réaliste,  une émotion permanente qui échappe toujours au pathos, et au mélodrame, comme plongé régulièrement dans la douleur muette du regard, presque mutique. Ici, la souffrance est tue, et le spectateur s’attriste du silence de ce petit héros, du silence fait autour de lui, d’une communication qui n’existe jamais. Evitant le mélodrame, la grande force de La Maison à la tourelle  tient également à cette curieuse douceur dans laquelle baigne le film, comme si l’innocence de l’enfant absorbait toute la violence de son apprentissage, et la fureur du monde.
Friedrich Gorenstein est surtout connu pour ses scripts, dont certains adaptés, comme Solaris d’ Andreï Tarkovski et Esclave de l’amour de Nikita Mikhalkov. Ces films sont sortis bien avant que le mur ne tombe et que ses livres puissent enfin être traduits.
L’intensité de cette adaptation repose sur un pilier fondateur pourtant frêle. Haut comme trois pommes, c’est l’enfant acteur, Dmitriy Kobetskoy, fort comme un homme acteur ! Il porte le film de bout en bout. La caméra devient presque subjective, à hauteur du petit, de ses grands yeux ouverts, candides, généreux, curieux, malins…
Le chef opérateur du film Rimvydas Leipus, accomplit pour La Maison à la Tourelle un travail magistral qui rappelle souvent Bela Tarr, entre rêve et réalité, presque nourri à l’inquiétante étrangeté, épousant une fois encore ce regard transformateur de l’enfant,  malgré la noirceur des tableaux donnés à voir. Tout semble disproportionné, trop imposant, trop géant, trop gros… comme en témoignent la multiplication de ces plans larges perdant le gamin dans l’immensité du cadre. [1]
Là où un adulte écoute un morceau entier de violoncelle, lui se satisfait de quelques notes. Si dans un bond précautionneux, un « grand » saute d’un wagon (qui en évoque d’autres…), l’enfant lui, se retrouve en difficulté avec une drôle d’escalade en descente à un mètre cinquante su sol. Elle se termine par une chute dans la boue. Une scène métonymique est particulièrement évocatrice de son point de vue ; elle montre ses petites bottines au bord d’une flaque d’eau, que viennent de traverser une troupe de soldats, comme devant un étang… Que ce soit la mort, la maladie, la survie, la faim, le dénuement total, tout semble être vu d’en-dessous, ou sur la pointe des pieds. Même du haut de sa couchette, il plonge sur une famille qui ne cesse de le mépriser, de le rabaisser.
La grande expérience de documentariste de Neymann enrichie le film de plans, de mini séquences, comme volées bien qu’extraordinairement mis en scène, à travers les regards vifs de l’enfant. Des tronches de toutes sortes, de familles, d’enfants, de vieux, de fous, etc.  Comme autant de témoins, historiquement et sociologiquement justes, presque authentiques, et tous liés par cette sale guerre qui va pourtant bientôt finir.
Avant que le rideau ne se referme pour quelques décennies, Eva Neymann « filme » à postériori l’état miséreux et désespéré du peuple soviétique, bientôt parmi les grands vainqueurs de la deuxième guerre mondiale derrière leur dictateur paranoïaque et sanguinaire. Un peuple, des centaines, des milliers, dont on ne saura presque plus rien jusqu’en 1989…
Arriver à concevoir que la vertu, le courage, une pulsion de vie forcenée sont des qualités qu’apprend vite un enfant pour qu’il « s’en sorte » face à la solitude et à la guerre ? C’est aussi accepter l’idée de son contraire ; qu’un enfant puisse aussi se muer en un être infernal, que rien n’arrête plus pour se sauver.
L’enfant s’accommode, s’adapte à tant de violences pour survivre. C’est sans doute de ce rappel laissé par le film, que revient cette émotion connue, devant notre déréliction commune, adultes et enfants. Comme si les meurtrissures faites aux gosses finissaient, après les larmes, comme un ricochet, sur des rêves, des croyances, des espoirs… Et un sourire, cet acte héroïque.

 


[1] Rimvydas Leipus  est aussi réalisateur de documentaires, de courts et longs métrages peu connus du public, à part peut-être les films A Casa ou Freedom

 

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